La mise en circulation des pièces et billets
en euros : une étape cruciale dans un processus inachevé par
Benoît Lapointe, avocat
lapointe.ben@qc.aira.com
1er janvier 2002, les pièces et billets en euros sont
mis en circulation dans les douze pays de l’Union européenne participants
à l’Union économique et monétaire (UEM). Entre cette date et la fin de
février 2002 au plus tard, suivant le calendrier adopté par chacun des
pays, l’euro et les monnaies nationales circuleront parallèlement pour les
paiements en espèces. Par la suite, seul l’euro aura cours légal, les
anciennes pièces et billets libellés en monnaies nationales pouvant
cependant être échangés au cours des trois (pour les pièces) et dix (pour
les billets) années suivantes.
Ce stade important dans le processus engagé il y a plus de onze ans en vue
de réaliser l’UEM peut sembler en constituer l’étape finale,
l’aboutissement, permettant ainsi aux pays participants de considérer l’UEM
comme une construction terminée. Le 1er mars 2002, l’UEM ne sera toutefois
rien de moins qu’un édifice inachevé, à l’image de la démarche plus large
dans laquelle elle s’inscrit, à savoir la construction européenne.
Bien des signes nous l’indiquent. L’un des plus éloquents réside dans le
faible degré d’adhésion à la nouvelle monnaie manifesté, encore
aujourd’hui, par les citoyens des pays participants à l’UEM. À quelques
jours seulement de la mise en circulation des pièces et billets en euros,
ceux-ci n’ont pas encore démontré d’enthousiasme devant la perspective de
devoir abandonner très bientôt leurs monnaies nationales. Ce manque
d'engouement est compréhensible : les citoyens sont placés devant la
perspective de devoir sacrifier des monnaies (fortes dans certains cas)
auxquelles ils sont habitués et attachés, de manière à faire place à une
monnaie unique dont la force et la stabilité clamées avant son lancement,
le 1er janvier 1999, n’ont pas encore été démontrées.
L'enthousiasme n’est guère plus grand du côté des artisans, commerçants et
membres des professions libérales, probablement pour les mêmes raisons. De
façon plus générale, on constate, dans certains des douze États
participants à l’UEM, et spécialement en France, un manque significatif de
préparation de la part des différents acteurs de l’économie à l’égard du
passage à l’euro. Ces signes inquiétants pour le succès de la monnaie
unique révèlent notamment que les dirigeants des pays participants à l’UEM
n’ont pas déployé l’énergie nécessaire pour convaincre leurs administrés
du bien-fondé du remplacement des monnaies nationales par l’euro. Cette
attitude porte à croire qu’ils n’ont pas mesuré le risque que font courir
pour le succès de l’euro tant le faible degré d’adhésion des citoyens que
l’état actuel d’impréparation des différents secteurs de l’économie. De
même, ont-ils mal évalué l’enjeu que représente l’introduction des pièces
et billets en euros pour la poursuite de la construction européenne.
L’introduction réussie
des pièces et billets en euros
est susceptible de conditionner
la poursuite de la construction européenne
En effet, l’introduction réussie des pièces et billets en euros est
susceptible de conditionner, pour une grande part, la poursuite de la
construction européenne : ou bien les citoyens adopteront l’euro sans trop
de difficulté, permettant ainsi à l’Union européenne, forte de l’appui de
ses citoyens dans la mise en œuvre d’une politique importante
d’intégration, de progresser plus facilement dans la poursuite de la
construction européenne; ou bien les citoyens accepteront difficilement la
nouvelle monnaie, et ce processus pourrait en être paralysé pour
longtemps.
Ces réticences des citoyens et des différents acteurs économiques des pays
participants à l’UEM ne constituent, somme toute, que le reflet de celles
des États eux-mêmes, qui, bien qu’ils se soient entendus sur le lancement
de l’euro et la mise en circulation des pièces et billets, n’ont en effet
pas encore démontré leur résolution à accompagner l’UEM des politiques qui
permettraient d’asseoir la stabilité et la force de la monnaie unique sur
les marchés. Elles montrent, plus largement, que le lancement de l’euro,
le 1er janvier 1999, n’a pas été accompagné de la définition d’une vision
commune des Européens concernant un projet politique qui sous-tende non
seulement la monnaie unique mais l’ensemble de la construction européenne.
Une monnaie doit, en effet, se fonder sur une autorité politique qui soit
l’émanation d’une communauté de citoyens se reconnaissant dans un projet
non seulement économique, mais aussi politique, culturel et social. C’est
notamment à cette condition qu’une monnaie peut ou non inspirer confiance,
tant aux citoyens qu’aux acteurs économiques et aux marchés financiers.
Celle-ci fait cependant défaut aujourd’hui dans le cas de l’Union
européenne, ce qui explique pour une grande part les faiblesses qu’a
connues l’euro face au dollar américain depuis son lancement, et notamment
après les attentats terroristes du 11 septembre dernier, alors que le
dollar américain, lui, est demeuré stable, réussissant même à gagner
encore du terrain face à l’euro suite à ces tragiques événements.
L’autorité à laquelle nous faisons référence ici est habituellement
étatique. L’Union européenne n’est cependant pas un État; il s’agit d’une
organisation internationale, dont le trait caractéristique est d’être
fondée pour une grande part sur une intégration de larges pans de
l’économie des États membres, et maintenant de leurs monnaies. Toutefois,
lorsqu’il s’agit de formuler et de mettre en oeuvre des décisions
concernant des sujets plus proprement politiques, cette organisation
trouve sa limite dans une coopération organisée mais néanmoins
insuffisante.
L’Union européenne
n’a pas encore résolu son
dilemme existentiel
Cette importante lacune nous permet une nouvelle fois de constater que
l’Union européenne n’a pas encore résolu son dilemme existentiel, qui
consiste à savoir si elle se transformera ou non en fédération d’États.
Tant qu’elle n’aura pas tranché cette question dans le sens d’une
fédération qui n’en portera pas seulement le nom, l’euro souffrira d’une
faiblesse intrinsèque. Dans de telles conditions, les décisions prises par
le Conseil de l’euro, qui réunit les ministres des finances des 12 pays
participants à l’UEM, seront par nature incapables de résoudre les
difficultés rencontrées sur les marchés par la monnaie unique.
Pour le moment, celle-ci n’est en somme rien d’autre qu’une création
artificielle, bien que louable, née d’une initiative française suivie d’un
compromis franco-allemand. Une création qui a hérité de l’ambiguïté
inhérente au caractère particulier du regroupement d’États qui en est
l’auteur. Mais telles sont les faiblesses indissociables de toute création
issue d’une organisation interétatique, même si cette dernière est, comme
l’Union européenne, fortement intégrée au plan économique. Dans le cas
particulier de l’euro, il s’avère que la construction dont elle est issue,
l’UEM, est affectée d’un vice de structure qui la rend fondamentalement
bancale, même si l’édifice présente un bel aspect. L’euro est donc
condamné à demeurer une création artificielle, affligée au surplus d’une
faiblesse congénitale, tant qu’un groupe important de pays, sous
l’impulsion de la France et de l’Allemagne, ne se seront pas mis d’accord
sur un projet politique mobilisateur, susceptible d’entraîner les pays
récalcitrants dans son sillage. Mais cette tâche, déjà ardue avec un
nombre restreint d’États, deviendra colossale avec un nombre de membres
qui, à terme, pourrait passer à trente. D’où l’importance capitale du
thème dont nous avons traité lors d’une précédente chronique («Un nouveau
visage pour la Grande Europe de demain : les divergences
franco-allemandes», Commerce Monde, no 23).
La mise en circulation des pièces et billets en euros, mais déjà
auparavant le lancement, le 1er janvier 1999, de la monnaie unique,
soulève ainsi la question de sa signification pour l’avenir de la
construction européenne. À cet égard, un constat s’impose : le partage de
la souveraineté monétaire dans le cadre de l’UEM n’est susceptible de
conférer à la monnaie unique stabilité et force sur les marchés que s’il
s’accompagne d’une coopération accrue dans des domaines à l’égard desquels
les prérogatives des États participants à l’UEM ont été jusqu’ici
soigneusement préservées, comme les politiques sociale, budgétaire,
fiscale, salariale, voire en ce qui touche les retraites. Il est donc
nécessaire d’élargir le domaine d’application de l’UEM aux domaines qui
sont connexes à la politique monétaire et conditionnent son bon
fonctionnement, et ce dans le cadre de politiques non pas seulement
harmonisées mais intégrées; en d’autres mots, dans une structure de type
fédéral, seule en mesure de faire progresser non seulement l’UEM et
l’euro, mais aussi l’Union européenne même. Les Allemands ont compris cela
dès la mise en place de l’UEM. C’est entre autres pourquoi ils plaident
pour une intégration politique de l’Europe, en proposant la création d’un
cadre général susceptible de permettre l’intégration progressive des
politiques spécifiques que nous venons de mentionner. On touche là, il est
vrai, au cœur de la souveraineté des États participants à l’UEM, qui, pour
une large part, sont encore réticents à consentir à de nouveaux transferts
de compétences en faveur de l’Union européenne. Ceux-ci sont toutefois
essentiels pour que l’euro ne demeure pas uniquement un symbole, mais
acquière le statut d’une monnaie stable et forte sur les marchés, voulue
par les citoyens et les différents acteurs économiques des États
participants, et susceptible d’entraîner à sa suite les pays récalcitrants
de l’Union européenne.
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