L'innovation au rendez-vous
Les coopératives dans le domaine de la santé au Canada
2005-04-30

Par Jean-Pierre Girard

En 1992, la retraite du médecin pratiquant d'une communauté de près de 3800 personnes, à Saint-Étienne-des-Grès, au Québec, est perçue par la population locale comme une situation désespérée. Au fil des générations, les gens s'étaient habitués à compter sur la présence d'un médecin à proximité, le fameux médecin de village. Désormais, l'accès à ce service imposerait un voyage vers l'une ou l'autre des villes plus importantes de la région soit au sud, à Trois-Rivières ou au nord, à Shawinigan. Non pas un long voyage, à peine une vingtaine de kilomètres dans l'une ou l'autre direction, mais néanmoins un voyage impliquant de trouver le moyen de transport nécessaire et aussi de disposer du temps. Situation embêtante, notamment pour les personnes âgées, donc en situation de mobilité réduite ou encore, pour les ménages actifs comptant de jeunes enfants : les deux parents travaillent et la fréquence de consultation des médecins impose une contrainte de temps pesant lourdement dans l'horaire familiale.

Une pétition d'un peu plus de 1000 noms interpelle à l'action. Un groupe de leaders locaux se concerte pour trouver une solution au problème. Rapidement, il se révèle nécessaire de quitter les sentiers battus pour trouver cette réponse : dans un contexte de restrictions budgétaires, l'installation d'une clinique publique du type Centre local de services communautaires (CLSC) ou même d'un point de service d'une telle clinique n'est pas envisageable. De même, il ne semble guère possible d'attirer un ou des médecins sur la base d'une pratique en solo (dans un cabinet) ou au sein d'une clinique privée. Le marché ou si l'on préfère, la clientèle étant limitée, aucun disciple d'Esculape approché ne manifeste d'intérêt à investir la somme pour bâtir ou emménager une telle infrastructure.

L'innovation est donc au rendez-vous, innovation que l'on doit en grande partie à l'engagement du directeur général de la caisse populaire locale, Jacques Duranleau. Cette personne a l'intuition d'utiliser la formule coopérative comme mécanisme de mobilisation et de concertation des citoyens mais plus encore, à titre de nouvel entrepreneur dans l'univers des services de santé : en effet, c'est par le biais d'une coopérative que sera emménagée une clinique qui verra à concentrer une série de services de santé au même endroit, incluant, il va sans dire, la présence de médecins.

La suite des choses relève d'une grande capacité imaginative et surtout d'une mobilisation des citoyens : la population est invitée à devenir membre d'une coopérative en souscrivant des parts dont la somme varie, selon les catégories, de 50$ à 250$. Pour se faire, on met à contribution le réseau existant de sociétaires de la caisse populaire permettant ainsi de recruter en peu de temps plus de 1000 membres.

Avec le montant accumulé, soit environ 125 000$, complété par une participation financière de la caisse, dont un prêt hypothécaire dans des conditions avantageuses, et l'appui manifeste de la municipalité qui loue à la coopérative un terrain pour une période de quatre-vingt ans en plus de lui permettre de bénéficier d'un congé de taxe, une clinique de 10 000 pieds carrés sera construite et les locaux loués à divers professionnels. Sur la base des plans d'aménagement de la clinique, pharmacien, psychologue, dentiste, opticien et surtout médecins acceptent de louer les surfaces nécessaires garantissant les revenus de loyer permettant de financer les opérations de la coopérative dont le remboursement de son hypothèque. Par ailleurs, la coopérative décide d'offrir directement le service de physiothérapie. En quelques mois, le projet de construction est lancé, si bien qu'en 1995, la coopérative peut inaugurer officiellement ses locaux.

Depuis lors, loin de se reposer sur ses lauriers, cette coopérative est à l'avant-garde de l'innovation : en 1999, devant l'affluence sans cesse grandissante, ouverture d'un point de services dans une autre localité, en 2001, avec le souci de conserver sur place les personnes âgées, est mise en place une résidence comptant 19 places et par le fait même, fournissant de l'emploi à 5 personnes. La coopérative hérite du mandat de gestion de cette résidence. Puis en 2003, après d'intenses représentations, dans le cadre du programme d'infrastructure fédéral-provincial, la coopérative obtient un financement qui permettra de doubler la surface de la clinique principale améliorant ainsi la prestation des services de santé. De nouveau, la municipalité donne son coup de pouce en s'engageant à louer pour les fins de sa bibliothèque une partie des nouveaux espaces construits. Enfin, dans les derniers mois de 2004, des travaux sont entrepris pour agrandir la résidence pour personnes âgées, ce qui permettra dorénavant de loger plus d'une trentaine de personnes.

Des retombés

L'exemple de St-Étienne a servi d'inspiration à plusieurs autres communautés confrontées au même type de défi. L'exigence du recrutement de médecins dans un contexte d'importante pénurie d'effectifs n'a cependant pas permis à tous de s'engager avec succès dans cette voie. Ceci dit, de telles coopératives ont vu le jour à Ste-Thècle et à St-Cyrille-de-Wendover. Au printemps 2005, un projet semblable était aussi en chantier dans la petite communauté de St-Isidore, située non loin de Tracadie-Sheila, au Nouveau-Brunswick. Du coté de l'arrondissement d'Aylmer, dans la ville de Gatineau, la mise en place d'une coopérative de services de santé a suivi un autre sentier : l'achat d'une clinique existante. Près de 3000 citoyens ont d'ores et déjà adhéré à cette clinique qui en plus d'offrir des services semblables à ceux de Saint-Étienne a aussi des facilités de radiologie et un laboratoire.

Dans la région de l'Estrie, des citoyens de St-Camille ont mis sur pied, en 1999, une coopérative de solidarité ayant notamment comme but de permettre à des praticiens de médecines douces de venir y pratiquer, selon les besoins, quelques heures ou quelques jours par semaine. Ce service s'insère dans une série d'activités faisant de ce village de quelque 450 habitants, un milieu de vie unique qui lui a valu de nombreuses distinctions en matière de santé publique : programme d'animation et de soutien aux personnes, jardins communautaires, cuisines collectives, résidences coopératives, etc.

D'autres exemples

Par ailleurs, avec le vieillissement de la population se pose l'enjeu d'avoir des mesures facilitantes pour permettre aux personnes de demeurer le plus longtemps possible dans leur résidence, des mesures de type services d'entretien, de ménages et autres. À l'initiative de retraités du Mouvement des caisses Desjardins est fondé en 1989 la première coopérative de service à domicile au Québec, en Estrie. Suivront deux autres coopératives, celle de Lévis aussi largement à l'initiative d'anciens de Desjardins, puis à Laval, mais dans ce cas, par un projet émanant des CLSC du territoire. Lors du Sommet sur l'économie et l'emploi, tenu en 1996, on retiendra ce domaine comme un secteur prioritaire d'intervention pour développer des entreprises collectives. La raison en est assez simple. Déjà depuis un certain temps, les CLSC n'offraient plus de services d'entretien, de ménages et autres, sinon qu'en étant intégré à des interventions multi-professionnelles et visant des clientèles vulnérables. Ce « réalignement » graduel des clientèles des CLSC avait soit favorisé la sous-traitance à des agences ou le marché au noir. Donc, il y avait ici une occasion de combattre l'économie souterraine et de professionnaliser le travail, mais plus fondamentalement, cela permettait la création de milliers d'emplois.

En collaboration avec le ministère des Finances du Québec sera développé, dans les mois qui suivent, un programme permettant aux citoyens âgés à revenus faibles et modérés d'utiliser les services de ces entreprises : le Programme d'exonération financière pour les services d'aide domestique (PEFSAD). Un processus d'accréditation fera en sorte, dans un premier temps, de sélectionner des organisations pouvant compter parmi leurs clients des personnes admissibles au PEFSAD et, dans un second temps, de partager les territoires entre les entreprises collectives, les entreprises d'économie sociale en service à domicile (EÉSSAD), dont près d'une soixantaine adopteront le statut d'organisme à but non lucratif et une quarantaine celui de coopérative. Dans ce cas, plusieurs opteront pour le modèle de coopérative de solidarité, formule inédite qui a été légalement reconnue par un amendement à la Loi sur les coopératives en juin 1997. La formule permet une association au sein du sociétariat de trois groupes d'acteurs, les membres consommateurs, les membres travailleurs et les membres de soutien.

En 2005, on relève que plusieurs milliers d'emplois ont ainsi été créés, des emplois qui permettent à des citoyens âgés de partout au Québec de bénéficier des prestations offertes par ces organisations.

Avec la volonté d'assainir les relations de travail et d'améliorer les conditions de travail, la Centrale des Syndicats Nationaux va œuvrer, à la fin des années 1980, à l'implantation de coopératives de techniciens-ambulanciers dans les principaux centres urbains du Québec. En 2005, on recense 6 de ces coopératives, propriété de leurs membres-travailleurs, qui à l'exclusion du territoire de Montréal-Laval, ont près de 40% de ce marché au Québec.

Ailleurs au pays

Depuis le début des années 1960 s'est développé en Saskatchewan un réseau de cliniques collectives conciliant des services de santé et des services sociaux. Présentes notamment dans les trois principales agglomérations de la province, ces cliniques se distinguent par leur engagement en matière de prévention. Tant à la clinique coopérative de Prince-Albert que celle de Saskatoon, une programmation spécifique a été développée en concertation avec des gens du milieu pour intervenir auprès de groupes vulnérables, les populations autochtones.

C'est reconnu, le Canada est une terre d'accueil d'immigrants de partout de par le monde. Cependant ces personnes qui ne parlent pas la langue locale peuvent être isolées et vulnérables à une variété de problèmes sociaux et de santé. Dans la ville d'Edmonton, des intervenantes auprès de ces diverses communautés ont décidé, en 1998, de se regrouper en coopérative en fondant la Multicultural Health Brookers Co-operative. De ce fait, ces personnes peuvent désormais offrir des services pour appuyer le développement communautaire ainsi que la santé et le bien-être individuels. Elles proposent aux familles un soutien social, affectif et informationnel et donnent des cours prénataux et des cours sur le rôle parental, font des visites dans les hôpitaux et organisent des groupes de soutien. La coopérative est rétribuée pour ses services par des contrats de service avec des établissements de santé et grâce à du financement de projets et de projets-pilotes. D'autres milieux au pays confrontés aux mêmes enjeux explorent l'adaptation de ce modèle de coopérative.

L'action coopérative au service de santé

Ces projets, et bien d'autres qui auraient pu être cités, ont en commun quelques caractéristiques propres à la formule coopérative :

· Une finalité de service aux membres : Ces organisations ne cherchent pas à maximiser le rendement sur le capital investi mais plutôt à offrir le meilleur service aux membres.

· Une gouvernance démocratique : Ces organisations n'appartiennent pas à une poignée d'investisseurs qui en exercent le contrôle, mais sont la propriété des usagers, les membres. En ce sens, le pouvoir s'exprime selon le principe d'un membre, un vote. La coopérative est sous l'autorité d'instances démocratiques, l'assemblée des membres et le conseil d'administration qui voient au respect de la raison d'être de l'organisation.

· Une ouverture à tous : La coopérative est par définition ouverte à tous, on n'y pratique pas de discrimination selon la richesse ou autres. Outre le respect des règlements, la seule condition d'adhésion est l'engagement à utiliser les services.

Ni organisme public, ni organisme privé à finalité marchande, les coopératives représentent donc un fort potentiel d'innovation dans le domaine de la santé et des services sociaux et pourraient prendre un essor considérable dans la recherche de solutions de renouvellement de notre système. Un coup d'œil rapide sur quelques expériences étrangères nous le confirme, l'option coopérative a un important potentiel de développement dans ce domaine : en Espagne, plus de 20 000 médecins sont associés à un vaste réseau de coopératives et autres regroupant également des citoyens comme membres. À Londres, une coopérative regroupant plus de 500 médecins assure auprès d'un peu plus d'un million de résidants du secteur sud-ouest une couverture santé pour les plages horaires 19h-7h et le week-end. Enfin au Japon, deux réseaux de coopératives de services santé rejoignent près de 15 millions de personnes. Un de ces réseaux est d'ailleurs cité par l'Organisation mondiale de la santé pour ses pratiques exemplaires en matière de prévention de la santé.

 

Ce dossier est rendu possible grâce à la participation du
Centre des services internationaux Desjardins


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