Chronique "Réussir en Chine" Les délices et les pièges du banquet 2005-12-14 Par Jules Nadeau Chroniqueur , Communik-Asie jules@communikasie.com consultant en affaires asiatiques Je me souviens encore d’une sympathique sortie culturelle, remontant aux années 70, lorsque j’ai commencé à étudier le chinois à l’Université McGill. Nous étions le premier détachement de brave Montréalais à nous attaquer à cet idiome exotique et tout ce que Peggy Wang nous apprenait était particulièrement nouveau, sinon étonnant. Dès les premières semaines, cette dynamique enseignante de Taiwan a amené notre petite classe déguster un repas au quartier chinois. Sur le coup, il m’a semblé qu’elle voulait tout simplement créer de bons rapports (guanxi) entre nous à l’instar de n’importe quel autre professeur amical. Peu après, à mesure que les rudiments de la langue entraient dans ma cervelle, j’ai réalisé que le chinois ne s’apprend qu’à coups de baguettes. Langue, cuisine et traditions sont indissociables ! Dans cette culture, faut tout prendre pour comprendre! Chez nos amis chinois, la bouffe en communauté autour d’une grande table à dix couverts correspond à un rituel obligatoire. L’invitation au restaurant ou au banquet survient toujours plus vite que prévu. Tout est prétexte aux délectations du palais. D’ailleurs, la bonne chère n’est-elle pas un mode privilégié de communication? Un moment d’échange intense où le comportement du convive met en relief la personnalité et l’attitude de chacun. On attribue au grand Brillat-Savarin cette vérité toute simple : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es… » Pas les pieds dans les plats Mais, attention aux pièges sournois du simple resto où les bavardages apparemment anodins peuvent équivaloir à une entrevue déguisée au détriment du laowai, l’étranger. Certes, relaxer est de mise. Pourtant, sous le coup de l'alcool à plus de 50%, il ne faut surtout pas brûler les étapes en voulant se lier d’amitié trop vite. Parfois, il est préférable de chasser le naturel pendant une heure ou deux. L’art de la conversation y prend tout son sens. Dale Carnegie serait sans doute d’accord avec ceci : mieux se montrer curieux et modeste en posant moult questions aux gens du pays plutôt que de leur servir un savant exposé sur sa merveilleuse compagnie ou sa propre feuille de route. Comme nous le verrons plus tard, au chapitre de la stratégie, exactement comme en affaires, la salle à manger est le prolongement du « champ de bataille ». Certains affirmeront même que c’est à table que les contrats se signent. Puisque la politesse diffère grandement d’une culture à l’autre, disions-nous plus tôt dans cette chronique, les bonnes manières sont ici à réapprendre. Le seul fait de s’asseoir en cercle autour de plats collectifs consolide les rapports entre les convives. Donc, tous pour un, et pas d’assiette individuelle avec un bifteck servi à point ou saignant selon la commande de chacun. Avant tout, étiquette oblige, il faut laisser le numéro un des agapes occuper la place d’honneur face à la porte de la salle à manger, mieux encore face au sud. Le respect revient ici à l'aîné, au degré de parenté et au rang social, rarement à la femme plutôt qu’à l’homme. Les places à proximité de la porte d'entrée sont laissées aux hôtes se faisant beaucoup plus discrets. Pour les voyageurs, une pratique que j’aime beaucoup consiste à distribuer des serviettes humides chaudes à la japonaise (oshibori) avant le repas ou bien après des plats de langoustes, par exemple, où l’usage des doigts est exceptionnellement requis. À ne pas confondre avec le gant de toilette au Japon, tandis qu’on en fait ce qu’on veut du côté chinois même pour se rafraîchir le visage. La table circulaire est la mieux adaptée au repas chinois car elle donne la chance à tous les compagnons de ripaille de jouer du coude à une distance égale des plats du milieu. Au centre, on trouve souvent un plateau tournant (Lazy Susan) qui permettra aux convives de mieux se ravitailler. Sinon, une bonne âme comme vous prendra l’initiative de déplacer les plats pour éviter que les voisins d’en face soient condamnés à ne manger que des aubergines plutôt que des beignets de crevettes. Toujours la hiérarchie Toutes les étapes de la réunion sont présidées par la personne la plus haute gradée. Il faut lui laisser prendre ses ustensiles, et s’approprier du premier morceau, avant que chacun n’attaque. Avant de porter les baguettes à sa bouche pour la première fois, il est de bonne guerre de vite déposer une portion de canard bien charnu dans le bol de chacun de ses deux voisins immédiats. Histoire de surprendre votre aile gauche et votre aile droite avant le début des joyeuses manoeuvres. Ils s’en souviendront lorsque vous saliverez devant la portion lointaine de crabe shanghaien. Chiffres chanceux toujours, le nombre de plats varie facilement de huit à douze, ou peut-être davantage pour vous « donner de la face ». Un gage de diversité tout à fait appréciable. C’est en même temps la faculté de pouvoir alterner d’une saveur à l’autre, contrairement à nos habitudes occidentales où un plat principal suffit. L’équilibre se fait aussi pour vider les plats, selon les appétits de chacun. Ainsi, tout le monde y trouve son compte et les restes sont rares. Ne jamais aller dérober le dernier morceau de volaille dans la grande assiette. Par politesse avant tout. Mais aussi parce que c’est toujours le plus maigrichon! Le serveur proposera immanquablement à l’invité au nez long que nous sommes les daocha, couteau et fourchette, mais en optant pour les baguettes, nous venons de nous mériter de bons points aux yeux de tous. Le maniement des outils de plastic s’apprend de préférence dans le quartier chinois avant le grand départ pour le pays de Confucius. Plusieurs pages Internet donnent le cours « baguettes 101 » grâce à de bonnes illustrations. Sinon, la meilleure façon de camoufler son manque de dextérité consiste à y aller à deux mains en s’aidant du début à la fin de la cuiller en porcelaine. Cette cuiller profonde dans la main gauche va directement à la bouche. C’est d’ailleurs la seule façon que je connaisse de saisir des légumes comme les tiges de gailan (sorte de brocoli chinois), les pattes de canard, les champignons et le riz. N’essayez pas de vider le bol de riz vapeur à coups de baguettes. Personnellement, je n’ai jamais pu apprivoiser cette technique de « boire » les grains de riz avec le bol collé à la bouche, en « pelletant » vite de super portions. Chinois peut-être, mais pas assez bon pour ça! Autre bonne pratique, au lieu de porter un cube de doufu (tofu) immédiatement à la bouche, vaut mieux le déposer d’abord dans son bol individuel et le reprendre de là pour le déguster ensuite en deux bouchées. Tout ce qui tombe par accident sur la nappe est catégoriquement mis de côté. Éviter de gesticuler et de souligner un argument choc à la baguette ou bien attirer ainsi l’attention du monsieur Chen de l’autre côté de la table. Ne jamais les planter à la verticale dans un bol de riz, ce qui est réservé aux offrandes de nourriture aux morts. Eux aussi ont recours aux baguettes. Ne pas les laisser tomber par terre non plus, bien que là, nos amis chinois ne vous en tiendront certainement pas rigueur. Pour vous dégourdir les muscles de la menotte droite, il y a toujours devant vous le mignon pose baguettes de porcelaine. L’alcool délie la langue Dans une contrée où les normes de politesse sont souvent contraires aux nôtres, un rot bien sonore signifie tout simplement que le potage aux œufs est digne d’un cordon bleu : pas impoli du tout. Claquer des lèvres et aspirer bruyamment la soupe aigre-douce pour ne pas se brûler la bouche passent aussi parfaitement bien la rampe. Il est également acceptable de recracher les petits os et les arêtes de poisson dans une petite assiette ad hoc ou sur la nappe. Par contre, ne jamais se moucher à proximité des autres, surtout pas de façon bruyante à la manière du trompettiste. Si les libations se font au Moutai, célèbre alcool blanc de Guizhou, vous avez affaire à du 53%, et les lendemains seront terribles. C’est ce qui a été servi au président Richard Nixon, lors du célèbre banquet pékinois de 1972 par Zhou Enlai, mais ce grand mandarin prudent ne s’y trempait que le bout des lèvres. Pour contourner le problème, certains affirment se trouver sous le coup de l’interdiction totale de leur médecin, mais gare à vous si la supercherie est découverte ! Jason, jeune homme d’affaires américain qui a d’abord exploré l’Asie pendant cinq ans à partir de Singapour, me confiait : « Si un Asiatique vous suggère de goûter à un plat exotique encore inconnu de vous, et que vous refusez, il en déduira que vous ne lui faites pas confiance. Grave erreur ! Plus tard, vous vous en mordrez les doigts !» Nul ne comprend bien la culture d’un autre pays, en effet, tant qu’il n’a pas goûté à ses plats typiques et ses boissons. Le défi de toute une vie dans le cas du très vaste pays du Milieu (trois fois grand comme l’Europe) avec un nombre incalculable de mets rares. Ailerons de requins et nids d’hirondelles ? Ginseng et gelée royale ? Sujet inépuisable de conversation. L’ « ex-capitaliste » Zhu Ziye en vieux costume occidental occupe les commandes pour le festin du tout dernier chapitre. « C’était une explosion de couleurs rouges, jaunes, bleues, blanches… Des plats comme les crevettes queue de phénix, les tranches de jambon du Sud, les haricots de soja en habit vert, le poulet en blanc, étaient en eux-mêmes très colorés. Tandis que d’autres, tels la carpe noire fumée, le bœuf aux cinq parfums, les rouleaux de poisson aux œufs de crevettes, qui manquaient d’éclat dans les couleurs, étaient présentés avec une garniture de fruits ou de légumes aux teintes variées, du genre azeroles rouge vif ou prunes vert tendre. Le dernier de ces plats – celui des rouleaux de poisson – ne figurait généralement pas au menu des banquets : ce produit célèbre de Suzhou avait disparu depuis des années. » Et d’ajouter le respectable Zhu Ziye en bon chef d’orchestre : «Le meilleur plat est toujours celui qui va venir. » Le meilleur chef de Taiwan Dans son film à succès «Eat Drink, Man Woman», l’excellent réalisateur Ang Lee nous présente le chef Chu Tao (Zhu Tao). Le plus grand maître de Taipei mijote ce qu’il y a de mieux pour ses trois filles adultes dont les appétits s’ouvrent tous pour des vies sentimentales sortant de la tradition. La chimie de la petite famille de quatre résiste bien, chaque dimanche, grâce à l’expertise du papa malheureusement moins habile en communication. Le film de 1994 sera visionné autant pour ses qualités de documentaire. J’aime bien la scène où le retraité Chu passe de son propre foyer à la cuisine d’un grand hôtel afin de « sauver la face » de ses collègues en difficulté. Plus de cent plats ont dû être préparés pendant le tournage. Remarquable témoignage sur Taiwan, autre paradis gastronomique, qui n’a pas connu les révolutions du continent qu’ont subies de bons vivants comme l’homme de lettres Lu Wenfu. Un généreux plat de riz et un autre de nouilles viennent toujours clôturer officiellement le festin. Selon les rites, ces deux incontournables doivent retourner presque intacts à la cuisine. Sinon, le patron pourrait conclure que plusieurs n'ont pas assez mangé. Si ce n’est déjà fait, les invités protestent allègrement en lançant la petite phrase…qui passerait plutôt mal de notre côté : « chi bao le! » « Je suis plein! » La qualité des plats, oui, mais il faut aussi insister sur la quantité. Évitons, malgré tout ce qui précède, de se laisser emmurer dans un ghetto culturel. À la prochaine occasion, par exemple, pourquoi ne pas proposer un restaurant français ou italien avec couvert d’une demi-douzaine d’ustensiles, vin de Bordeaux, dessert flambé et quatre fromages ? Voilà une façon amicale de faire passer le suave message de la diversité culturelle. Dans ce cas, il ne faut pas abuser de la situation. Si votre nouveau partenaire vous rend visite dans votre coin de pays, le choc culturel sera total, et dans l’autre sens, à vous de prévoir une cuisine asiatique de secours. Simple question d’hospitalité ! En attendant de vous transporter dans quelques mégapoles de Chine, au prochain article, pour parler de canard de Pékin et de cochon de lait à la cantonaise, je recommande la meilleure introduction possible à notre sujet. Aventurez-vous en groupe dans un dimsum cantonais du week-end. Que ce soit au Kam Fung (Jinfeng) de la rue St-Urbain, à Montréal, ou bien au Foo Wor (Fuhe) de Brossard, voilà l’occasion de goûter à une douzaine de petites bouchées de toutes sortes sans avoir à déchiffrer le menu. Seulement en pointant du doigt sur ce qui excite le mieux votre odorat. Pour mieux vous initier, observez bien vos voisins ou mieux encore, faites-vous accompagner par des amis chinois. Ce sont tous des passionnés de la chose ! Prochain article : le circuit culinaire lorsque vous serez en Chine. Fait à Montréal le 14 décembre 2005. |
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