Un
drôle de tabou perdure, au Québec, concernant la gestion de l'eau.
Personne n'ose dire publiquement qu'il est indéniable que l'obligation
d'exporter de vastes masses des réserves d'eau douce liquide du
territoire s'imposera, à plus ou moins long terme. La vraie question,
c'est "D'ici combien de temps?". Seconde question en liste:
"D'où partira cette eau?" De Québec? De Sept-Iles? De Gaspé?
Pour
l'instant, tout reste théorique. Et heureusement, car il règne une
confusion complexe au sein des gouvernements responsables. Si une demande
de permis de captage pour grand volume d'eau était présentée au
gouvernement du Québec par un promoteur privé, le projet serait examiné
en vertu de l'un des mécanismes prévus à la Loi québécoise sur la qualité de l'environnement, explique-t-on
à Québec. Par ailleurs, la position du gouvernement du Québec face au
projet de loi du fédéral sur les exportations d'eau est claire: le
ministre Paul Bégin a déjà
averti son homologue d'Ottawa que Québec ne lui reconnaît aucune compétence
sur les eaux québécoises. Dans la capitale du Canada, on a pourtant
toujours l'intention d'interdire, dès l'automne 1999, les exportations
d'eau par navire, citerne ou dérivation de rivières.
TRANSPORTER QUOI AU
JUSTE?
Directement
ou indirectement, il faudra transporter sur de grandes distances de l'eau
captée au Québec. Déjà, avec l'hydroélectricité, le Québec est un
spécialiste mondial en la matière. Mais en ce qui concerne le transport
direct de l'eau, tout reste à faire.
Dans
le numéro 2, novembre 1997, de COMMERCE MONDE, notre "Dossier"
abordait en profondeur la question de l'exportation en vrac d'eau. À l'époque,
tout semblait d'ailleurs permis pour la région de Québec. Des joueurs
poids-lourds tels le chantier maritime des Industries
Davie, ainsi que la raffinerie Ultramar,
à deux pas plus à l'Ouest également sur la rive-sud de Québec, avaient
des projets en ce sens. Industries Davie avançait un moyen, avec un système
de membranes, d'adapter un pétrolier afin qu'il charge aussi de l'eau. Du
côté d'Ultramar, la compagnie avait aussi un projet actif, très différent
de la solution Davie et nécessitant beaucoup moins d'investissements, en
profitant du ballast des bateaux à double coque, donc de l’eau
qu’utilise déjà un pétrolier, pour valoriser une activité déjà en
cours.
Et
il y avait également les solutions d'un ingénieur-architecte naval de Québec,
Paul. E. Barbeau: "Il n'y
a pas vraiment de nom pour désigner un bateau qui se consacre uniquement
au transport de l'eau. J'en ai inventé un: des
"Aquatiers"!", expliquait-il, en assurant qu'il ne comptait
sûrement pas se lancer dans la construction de tels navires à court ou
moyen terme, mais ne cachant pas que sa nouvelle compagnie, Aquaroute inc., était déjà créée et qu'elle procéderait plutôt
par affrètement de navires-dédiés faisant voguer d'énormes quantités
d'eau douce en vrac. "Avec la technologie que j'ai mise au point, il
sera facile d'adapter des bateaux existants pour leur permettre de
transporter entre 4 000 et 20 000 tonnes d'eau en vrac d'excellente qualité
par voyage", ajoutait-il. C'était aussi il y a deux ans. Dans le
contexte de 1999, l'homme d'affaires compte-t-il maintenant demander un
permis d'exportation au ministre à Québec?
AQUAROUTE DEMANDERA
UN PERMIS A QUÉBEC. PROVOQUERA-T-ON LE PRÉCÉDENT?
En
entrevue téléphonique, début juillet, le président d'Aquaroute
confirmait être dans le coup plus que jamais. "Oui, nous sommes
encore actifs et notre compagnie a tout à fait l'intention de demander un
permis d'exportation d'eau en gros volume au gouvernement du Québec, et
ce dans le sens du plus grand respect de cette ressource qui appartient
collectivement aux Québécois, point de vue que j'ai personnellement
toujours soutenu", a d'ailleurs tenu à préciser Paul Barbeau.
"Du côté du gouvernement fédéral, constitutionnellement parlant,
nous n'avons pas de permission à demander à Ottawa et je n'ai pas
l'intention de le faire", a-t-il aussi ajouté.
"Les
exportations par affrètements de navires-adaptés que nous pensions
pouvoir réaliser l'an dernier ne se sont pas réalisées. Mais j'ai
fortement espoir d'en réaliser deux à partir de janvier 2000 et il nous
faudra ce permis du Québec. Il n'est pas question, pour nous, de ne pas
le demander", confirme encore P. E. Barbeau.
Ce
n'est donc pas du côté des gros joueurs qu'il faut attendre des développements
prochains dans ce dossier, car autant Industries Davie que Ultramar ont
mis leur projet sur la glace, justement en attente des développements législatifs.
Décidée à monter au front, il reste à savoir si l'équipe d'Aquaroute
réussira à
présenter au gouvernement du Québec un dossier assez séduisant
pour l'amener à poser le précédent que tous les autres gouvernements du
Canada se sont refusé jusqu'ici, de peur de projeter l'eau dans l'arène
de l'ALÉNA, à titre de bien commercialisable! Un enjeu de gestion des
ressources naturelles à l'échelle du continent qui dépasse largement
les intérêts d'une seule compagnie.
En
clair, si une seule entreprise canadienne était autorisée à exporter ne
serait-ce qu'un camion-citerne rempli d'eau, une disposition de l'ALÉNA
interviendrait automatiquement (l'article 11) et signifirait que les
entreprises américaines devraient être automatiquement autorisées à établir
leurs propres entreprises d'exportation d'eau au Canada.
DEMAIN L'HYDROGÈNE
!
Ce
qui refroidit les ardeurs - et pour cause - de bien des exportateurs
d'eau c'est la difficulté dans le temps d'évaluer correctement
l'apparition d'une réelle demande pour le vrac, ainsi que l'espoir
que suscitent les technologies de dessalement de l'eau de mer. Avec
des usines qui, bien que nécessitant d'énormes investissements,
arrivent déjà à produire l'eau dessalée aux alentours d'un à
2$US/m3, Ultramar ou Industries Davie y pensent deux fois avant de
se lancer dans des projets-pilotes de conversion de pétrolier. À la
fin de 1995, le monde comptait déjà quelque 11 000 usines de
dessalement en activité ou en voie de l'être, d'une capacité
globale de traitement de 7,4 milliards de mètres cubes par an.
Près de la moitié de ces unités étaient localisées aux
États-Unis.
Mais
si l'eau douce, plutôt que d'être transportée sur de très
longues distances, pouvait servir à produire de l'énergie
permettant elle de dessaler l'eau de mer? Exporter indirectement ce
qui n'est pas économiquement exportable directement du Québec
devient alors une perspective qui permet de contourner la
concurrence. Mais est-ce techniquement réalisable?
En
1996, un consortium de recherche composé de l'Institut de recherche d'Hydro-Québec,
INRS-Énergie et
Matériaux, l'Institut de
recherche sur l'hydrogène de l'Université du Québec à
Trois-Rivières et l'Université Laval a
été formé pour développer des matériaux dans lesquels il est
possible de stocker l'hydrogène. Interrogé à ce sujet, Robert
Schulz, chercheur à l'IREQ et membre du consortium, voit
l'avenir avec optimisme, mais invite à regarder des horizons
différents et insoupçonnés: "À long terme, l'économie
mondiale sera fort probablement gouvernée par l'hydrogène. Actuellement,
l'hydrogène le moins cher est cependant obtenu à partir du gaz de
reformage et non par électrolyse de l'eau... mais l'enjeu concerne
plutôt les techniques de stockage. Trois grandes approches se font
la course. Il y a l'hydrogène liquéfié pour le transport par
conteneur, mais cette voie est difficilement envisageable pour les
courtes distances et les petites quantités. Il y a aussi l'hydrogène gazeux à très haute
pression, mais ici, les questions de sécurité prévalent et
limitent les applications, car on transporte ainsi de véritables bombes en
puissance. Enfin, il y a l'approche de notre consortium, les
éponges métalliques, dits hydrures, à base de magnésium. Très
bientôt, le Québec deviendra le premier producteur mondial de
magnésium (soit environ 100 000 tonnes/an) et du côté
des coûts de l'électricité, le Québec est aussi un leader
mondial. Nous aurons ainsi des conditions très avantageuses",
explique le checheur.
Cette
technique des éponges de magnésium fait l'objet de travaux de
recherche depuis 1991 et le jour de la commercialisation semble
maintenant à portée de main. L'équipe travaille actuellement sur
un plan d'affaires et une usine-pilote de phase
pré-commercialisation fonctionne déjà.
Cette
forme originale de production d'énergie pourrait-elle finalement
permettre la mise en valeur indirecte des richesses du Québec en
eau? Robert Schulz devient ici plutôt sceptique.Oui d'une certaine
manière par l'hydroélectricité. |
Outre
les quelques entrepreneurs de la région de Québec, le maire de la ville
de Sept-Iles a aussi avancé dans les dernières année un projet
d'exportation massive d'eau. Mais quelques handicaps majeurs expliquent
pourquoi ce projet ne sort pas de l'ombre. Même si Sept-Iles compte déjà
sur un port en eau profonde ouvert douze mois par année, la nécessité
de voir à la construction de nouveaux
équipements portuaires pour des investissements de l'ordre de 15
à 20 millions $ complique passablement les efforts du maire. De plus, il
semblerait qu'à son état brut, l'eau de cette région n'a pas la qualité
nécessaire.
Ceci
dit, le port de Québec, pas plus que celui de Sept-Iles, n'a actuellement
les infrastructures nécessaires au chargement d'eau en vrac. En fait,
comme il s'agit encore d'un marché du futur, aucune ville du Québec peut
se vanter de posséder les équipements appropriés. Voilà pourquoi la
seconde question de fond, à savoir d'où partira cette eau, reste aussi
pertinente lorsqu'elle suggère Gaspé, plutôt que Québec ou Sept-Iles,
surtout que celle-ci a pour elle l'avantage de la proximité des routes océaniques.
Un relevé auprès
des municipalités les plus populeuses du Québec
indique que les tarifs varient entre 0,22$ et 0,55$ par mètre cube,
tandis qu'en Europe le coût est généralement au-dessus de 1$
et peut atteindre près de 10$
par mètre cube.
La
région de Québec a cependant l'avantage de compter sur son territoire
cinq puits de captage d'eau de source à des fins commerciales. Deux étant
situés dans la Communauté urbaine et trois dans la MRC de la
Jacques-Cartier. Et quatre usines d'embouteillage existent sur le
territoire de la CUQ.
NAYA, PREMIER EXPORTATEUR AU
CANADA
En
1997, avec un chiffre d'affaires de 120 millions $, la compagnie
Naya était le plus gros exportateur d'eau potable au Canada. Sous
sa forme actuelle, depuis 1992, ce secteur enregistre une croissance
soutenue de plus de 30% annuellement. Avec son usine d'embouteillage
de 180 000pi2 de Mirabel, au nord de Montréal, munie d'un vaste
réseau de conduits d'acier inoxidable, Naya fait toujours figure de
pionnière au Québec. Actuellement, les prélèvements d'eau de
toute l'industrie à des fins commerciales correspondent à 0,08% de
l'eau captée au Québec. |
UN DESTIN POUR LE QUÉBEC
Neuf
pays se partagent 60% des ressources en eau douce de la planète: le Brésil,
le Canada, la Chine, le Congo (ex-Zaïre), la Colombie, les États-Unis,
l'Inde, l'Indonésie et la Russie. Avec son 3%, le Québec possède une
part importante de la réserve mondiale et en proportion de sa population
il prend largement la tête en matière de surplus disponibles. Les
"Gardiens de l'eau" que deviendront assurément les Québécois
seront donc parmi les premiers que la communauté internationale
sollicitera, car une très large part de l'eau qui repose en terre du Québec
est non seulement douce et facilement potable, mais elle est avant tout
liquide. Géopolitiquement parlant, nos voisins du Nord-Est, aussi
d'importants "Gardiens de l'eau", auront, eux, bizarrement, à
protéger une des dernières réserves universelles; le Groenland est une
île-continent haute de trois kilomètres de glace! Cette glace des
glaciers et des icebergs géants, qui, de la névé à la neige, était
d'abord de l'eau, et saura donc le redevenir, est encore loin de proposer
des alternatives crédible, avec par exemple le remorquage d'icebergs géants.
Ce continent de glace sera probablement parmi les derniers grands réservoirs
naturels d'eau douce de l'humanité. Et il faudra un gros brin de sagesse
pour ne pas le menacer, d'ici-là. Il faudra probablement en faire une
"zone du patrimoine mondial de l'humanité". Mais c'est déjà
une autre question!
Combien
d'années tout cela laisse-t-il au Québec pour se préparer? Voilà
finalement la troisième grande question à se poser. L'enjeu de l'eau
aura assurément bouleversé l'économie mondiale d'ici 2025, si les
statistiques de rareté de la ressource de l'ONU tiennent la route. Les
deux prochaines décennies deviennent dans ce contexte la période charnière
pour agir.
UNE POLITIQUE
POUR LE QUÉBEC
La
volonté actuelle du gouvernement du Québec de se doter d'une Politique
de gestion de l'eau d'ici l'an 2000 semble donc une très bonne
nouvelle. Depuis le Symposium sur la
gestion de l'eau, de décembre 1997, et la mise en place de la Consultation
publique du BAPE
qui parcours le Québec depuis mars 1999, beaucoup de chemin a été
parcouru et les bonnes actions semblent entreprises pour aider le Québec
à se doter d'outils politiques appropriés et en adéquation avec les défis
à venir. Même la lecture de La
gestion de l'eau au Québec- Document de consultation publique (71p.),
publié par le ministère de l'Environnement
afin d'alimenter la réflexion, permet de constater que les questions de
fonds sont sur la table.
VOUS AVEZ-DIT
TRANSPORT?
LE PROJET TURC
L'actuel
chantier du Projet Anatolie, qui comporte au total 22 barrages et 19
centrales électriques, pourrait permettre à la Turquie d'augmenter
de 40% la superficie de ses terres irriguées, la majeure partie en
territoire kurde. Les projets turcs d'utilisation de cette masse
d'eau sont surprenants. On parle de la construction d'un pipeline de
50 miles, sous la mer, qui amènerait l'eau jusqu'à Chypre, où
l'on pense la vendre en échange de la paix à la communauté
grecque de l'île!
Parlant
pipeline, les fonds marins
réservent cependant des surprises. "Les abysses -
soient les eaux de plus de 2000 mètres de profondeur - occupent 60%
de la surface de la planète, sur les 70% qui sont déjà de
l'eau", confirme maintenant Louis
Fortier, biologiste à l'Université Laval. Avec une telle
morphologie sous-marine, il ne sera pas évident de généraliser la
méthode du transport d'eau par pipeline!
Récemment,
dans la même région du monde, en annonçant l'ouverture de son
marché pétrolier, l'Arabie saoudite prévoyait aussi des
investissement de 4MM$, sur la période 1997 et 2001, dans le
secteur gazier, pour satisfaire une demande interne sur l'énergie
électrique et le dessalement de l'eau de mer en constante
augmentation (7%). |
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