Entrevue réalisée par Daniel Allard

"J'ai inventé, à ce jour, au moins 500 mots... Nordicité, je l'ai testé en 1964, avec mes étudiants de l'Université Laval", raconte l'érudit. "Un mot n'arrive qu'après le concept. Il m'a fallut 4-5 ans pour développer celui-ci. J'étais mal à l'aise de constater un manque de vocabulaire par rapport au froid. Nous n'avions que des mots monodisciplinaires. Un étalement de mots. Éparpillés comme les cailloux sur les plages de Nice. II fallait trouver un concept intégrant", détaille-t-il encore.

A écouter Louis-Edmond Hamelin déballer l'histoire de son cheminement, on a vite l'impression de vivre un privilège. Ce pionnier n'est pas qu'un inventeur de mot. Avec ce qu'il aura finalement appelé la nordicité, c'est un mouvement qu'il a créé.

FAIRE NAITRE UN MOT

"Suite à la réaction positive de mes étudiants, j'ai rapidement fait deux publications, dans la Revue de géographie alpine, à Grenoble, en 1965, et dans une autre publication scientifique la même année, celle-ci anglophone, à Vancouver", se remémore celui qui est aussi, depuis 1959, le père du nom et de l'adjectif "glaciel" et "glacielle" (signifiant glace flottante).

L'apparition du mot dans les Annales de géographie de Paris, en 1968, fait avancer la cause de ce néologisme, qui recevra cependant un premier refus de la part des PUF s'apprêtant à éditer son livre CANADA: "Nordicité était le titre du chapitre premier de l'ouvrage. Après un refus de l'éditeur, je leur ai dit de trouver mieux... s'ils pouvaient! Ils l'ont finalement gardé", rappelle-t-il, encore amusé.

"Il faut vingt ans pour qu'un mot entre au dictionnaire... s'il doit y entrer!", affirme le savant. Notre Petit Larousse de 1979 est effectivement muet sur la "nordicité". Mais c'est non sans un brin de fierté que le professeur Hamelin nous montre, dans son Larousse 1993, la définition du mot Nordicité. Très sommaire, elle ne le satisfait pas, mais elle a déjà le mérite d'y être.

Le mot nordicité
aura 35 ans
l'an prochain

"Ma conception de la nordicité comprend cinq éléments: d'abord le mot, bien sûr; c'est ensuite un espace, la limite Sud du Nord, qui a ainsi été définie pour la première fois; c'est également une période, avec ses aspects chronologiques, saisonniers et temporaires; mais c'est surtout un élément qui interpelle le mental chez l'humain, à partir de la réflexion (sans la nordicité mentale, j'aurais manqué mon coup, insiste-t-il); enfin, c'est un programme d'action, un mouvement, qui pousse à l'action", résume-t-il.

Mouvement! Action! Des mots qui décrivent bien Louis-Edmond Hamelin: "En décembre 1948, grâce aux bons conseils et surtout aux bons contacts du père Georges-Henri Lévesque - qui était mon doyen - je quitte le Québec pour Grenoble, ayant terminé mes études en économie à l'Université Laval. Une bourse de la fondation Rockefeller me permettra d'étudier trois ans en Europe."

Il en revient bardé de diplômes. Outre d'enseigner à Québec, il y fonde le Centre d'études nordiques en 1961 et fait plusieurs fois le tour du monde. Chercheur largement primé, il sera aussi membre de l'Assemblée législative des Territoires du Nord-Ouest (71-75) et recteur de l'UQTR (78-83).

LE MARCHÉ DU NORD

La nordicité, c'est la notion qui fait référence à tous les éléments qui influencent les conditions de vie à l'intérieur de la zone froide de l'hémisphère boréal. Le fait central est celui du froid; il s'associe à l'humidité, la neige, tous les types de glace, le vent, le relief, les extrêmes saisonniers, les courants atmosphériques et marins pour former des vastes espaces bioclimatiques caractérisés par la végétation et la faune. "La notion est assez large pour ne rien refuser de ce qui peut contribuer à la compréhension maximale de toutes les manifestations de tous les pays froids. La nordicité exprime l'"état de nord", qu'il soit perçu, réel ou vécu, pourvu que l'on demeure à l'intérieur de l'hémisphère boréal", explique Louis-Edmond Hamelin. Les aménagements hydroélectriques de Manicouagan, par exemple, sont pour lui "des phénomènes nordicistes réussis et admirés".

Où est ce Nord? Un indice, comportant dix facteurs, fixe cette frontière mondiale entre le 50e et le 70e degré de latitude. Le Québec a d'ailleurs une intensité nordique élevée, plus forte même que celle du Yukon! Bien que l'étude des limites de la zone froide demeure une question ouverte, la nordicité concerne en quelque sorte les territoires qui sont au sud des régions arctiques. Il ne faut pas confondre le Nord et le Grand Nord arctique. L'Arctique est circumpolaire, alors que la nordicité est géographiquement circumterrestre.

Qu'importe les débats sur les différentes facettes du nord de la planète, celui-ci recèle nombre de ressources et représente un enjeu hautement stratégique. Les rivières du Nord transportent environ 10% des eaux qui coulent dans les rivières du monde. La forêt boréale, pour sa part, est un immense écosystème qui renferme plus du quart des arbres de la planète et plus de la moitié des conifères du monde. Le Nord est aussi un milieu fragile et vulnérable, car il ne possède pas la capacité de se régénérer rapidement. Environ 20,000,000 de personnes y vivent, dont 125 000 Inuit, et l'occupation adéquate du Nord par l'être humain est encore parsemée de biens des défis.

LES DÉFIS DU TOURISME D'HIVER

Parmi ces défis, il y a le tourisme d'hiver. Un concept qui doit encore convaincre. Pourquoi, avons-nous demandé à Louis-Edmond Hamelin, nos populations carburent sans cesse au rythme de la fameuse course au palmier?

"J'explique cela par le lien entre le stock culturel des grandes métropoles européennes et notre vie d'aujourd'hui. Le Québec, un pays neuf? Pas pour la culture. Le poids de nos origines, la Méditerrané, on ne l'a pas encore digéré. Un Québécois, c'est souvent un Français de France qui n'a pas encore digéré le froid. On est resté "pogné"! Ceux qui cherchent les palmiers sont ceux qui ne se sont pas encore sortis du bois et c'est la majorité! D'où notre inajustement!"

"Une statistique révélatrice que j'ai trouvé indique que le tiers des gens du Québec sont allés au moins une fois dans leur vie dans les quinze soleils, la grande majorité pour au moins quinze jours. J'ai calculé que ce comportement ne représente que 5% de notre hivernitude collective. Il y a là un échec, un insuccès..."

Mais ce comportement millénaire, selon-lui, est un long cycle qui change, particulièrement depuis la fin de la dernière grande guerre: "La première auto-neige Bombardier a permis aux gens de mon propre petit village (Saint-Didace), en 1942, d'aller chercher un médecin! La technologie, l'argent qui circule et la population qui se renouvelle contribuent donc, de plus en plus, à faire évoluer les mentalités et poussent la population à accepter et à intégrer sa condition d'hivernien", explique-t-il.

A ce titre, selon-lui, les Québécois sont encore des apprentis-nordistes, de petits-nordistes. Les Scandinaves - et de loin - vivent mieux cet état d'être. Mais les Alaskiens sont moins nordicistes que les Québécois. Ils aiment bien la Californie, encore plus que nous les plages de la Floride. Les Russes de l'Ouest et les Caréliens sont presque comme les Scandinaves. Les habitants du Nord du Japon ne le sont pas plus que ceux d'Alaska. De sorte que finalement, les Québécois sont dans la moyenne.

Y-a-t-il une capitale mondiale du tourisme d'hiver? La réponse de celui qui croit que l'île de Baffin est le premier produit touristique du Canada est empreinte de sagesse: "Les options nordicistes sont extrêmement variées. Je ne crois donc pas qu'il puisse y avoir une ville qui s'approprie le titre de capitale du tourisme d'hiver. La variété extrêmement grande de l'offre touristique nordiciste fait qu'il n'y aura pas de concentration. Exemple, la marche sur la neige! Ici, la neige molle oblige de porter des raquettes. C'est une variante. Ailleurs, c'est différent."

Mais n'oublions jamais que "le vrai tourisme, c'est celui avec lequel l'humain magnifie son être. Il réfère au touriste qui s'organise, à l'opposé de l'autre type de touriste qui se laisse organiser, qui n'a que la rage de voir et qui - pire encore - a l'impression de voir et de vivre ce qu'on lui montre", conclut-il.

(Cette entrevue est tirée du dossier nordicité de la revue Québec Canada Grandeur Nature de janvier-février 1999, qui en a autorisée la reproduction et que nous remercions.)