Un monde corrompu
Réflexions sur le présent et l'avenir du monde des affaires et du
monde tout court...
Par Gérard Verna,
professeur de management international à l'Université Laval
Le meilleur au Canada!
Cet automne, le professeur Verna a reçu le Prix d'excellence en enseignement
de la gestion 2004 du Canada, qui honore des professeurs de gestion des
universités canadiennes qui se sont distingués par l'excellence de leurs
activités pédagogiques et de leur contribution à l'amélioration des pratiques de
gestion des entreprises canadiennes. Gérard Verna avait aussi mérité, en
septembre, le prix Carrière d'excellence en enseignement de l'Université
Laval.
Les lecteurs de CommerceMonde.com vous félicitent M. Verna.
Au-delà des apparences et en dépit des fréquentes et lénifiantes déclarations
d'intentions de leurs dirigeants, de très nombreux pays, organisations ou
entreprises ont une face cachée dont la découverte peut être traumatisante,
voire dangereuse, pour qui sort un peu des sentiers battus.
LE NOUVEAU CONTEXTE MONDIAL : LE MONDE N'EST PAS TOUJOURS CE QU'IL PARAÏT !
Selon le prix Nobel d'économie Amyarta Sen, le contexte économique,
politique et social à l'aube du XXIe siècle n‘a plus rien à voir avec celui que
nous venons de connaître pendant plus de cinquante ans. « Le monde a changé
depuis les accords de Bretton Woods. L'organisation internationale que
nous avons héritée du passé (Banque mondiale, Fonds monétaire international
et autres institutions) s'est en grande partie construite dans les années
1940, à la suite de la Conférence de Bretton Woods de 1944. »
L'essentiel de l'Asie et de l'Afrique se trouvait alors toujours sous
domination coloniale; la tolérance à l'insécurité et à la pauvreté était
beaucoup plus grande; la défense des droits de l'homme encore très fragile; le
pouvoir des ONG (organisations non gouvernementales) inexistant; l'environnement
jugé comme n'étant pas spécialement important; et la démocratie absolument pas
considérée comme un droit international.
Dans le domaine scientifique et technique, on considère qu'une technologie
commence à avoir un effet significatif sur la productivité quand elle a atteint
un taux de pénétration supérieur à 50%. L'utilisation des ordinateurs américains
n'a atteint ce taux qu'en 1999 et les autres économies se traînent loin
derrière. Ceci met les technologies de l'information au même niveau que
l'énergie électrique en 1920... Les principaux changements sont donc encore
devant nous.
LE MONDE CACHÉ DES AFFAIRES... OU LE MONDE DES AFFAIRES CACHÉES!
La corruption est devenue un sujet de préoccupation d'envergure mondiale. Ses
conséquences politiques, économiques et sociales empêchent les gouvernements de
fournir efficacement des services au public. Dans ceux qui ont récemment accédé
à la démocratie, les gouvernements s'inquiètent de l'impact négatif de la
corruption sur la légitimité des réformes politiques et économiques et de la
menace qu'elle constitue pour la démocratie. Alors que les frontières sont plus
faciles à franchir et que s'intensifient les transferts de services et de
marchandises ainsi que les déplacements des personnes, donnant lieu à
l'internationalisation d'activités illégales telles que le trafic de drogues et
d'armes légères, la dimension internationale de la corruption a pris de
l'ampleur.
Le crime organisé
a des revenus qui atteignent
des montants pharamineux
Ses principales sources de revenus sont les suivantes :
-
la criminalité technologique, qui est en forte croissance au fur et à
mesure du développement des nouvelles technologies de l'information et de la
communication;
-
le jeu clandestin et le proxénétisme, activités « traditionnelles » qui
n'en sont pas secondaires pour autant;
-
et, surtout, la contrebande au sens large du terme.
Dans sa plus large définition, la contrebande/smuggling concerne un
certain nombre d'items variés :
-
la drogue, évidemment, mais pas seulement;
-
des objets divers comme des armes ou des produits fissiles;
-
des personnes asservies dans le cadre de la traite ou des immigrants
clandestins volontaires, avec des prix variables selon l'usage et le
client : 5000$ à 50 000$, selon la destination et la complexité de
l'itinéraire de passage;
-
d'autres sujets vivants : espèces menacées, les souches biologiques ou
organes humains;
-
des valeurs fiduciaires dans le cadre du blanchiment;
-
ou, enfin, des décisions ou des informations sensées rester secrètes,
car on peut considérer que la corruption provoque le « smuggling ».
Le crime organisé gagne ainsi des sommes absolument délirantes. Le G8
évalue le marché du blanchiment d'argent entre 2 et 5% du PIB mondial (600
milliards $ au moins). Le trafic de stupéfiants représente à lui seul 1% du PIB
mondial. Selon le FMI, la somme blanchie chaque année se situerait entre
le total des prêts bancaires à l'Amérique latine et à l'Asie et serait très
largement supérieure au total des investissements étrangers dans les économies
émergentes.
Le recyclage de l'argent du crime organisé
a des effets que nul
ne peut ignorer
Les conséquences du blanchiment ont un impact sur l'allocation internationale
des ressources et la stabilité des marchés financiers. Les modèles historiques
ne permettent plus de comprendre le fonctionnement des bourses de valeurs. La
nouvelle économie a certainement été financée par de l'argent sale, seul capable
d'accepter le niveau de risque qu'elle présentait. Les banques sont aux
premières lignes pour constater la progression géométrique du phénomène. Mais
celui-ci continue. Comme le disait Talleyrand : « Ce mystère nous
échappe, feignons d'en être les organisateurs ». Plusieurs politiciens semblent
l'avoir entendu...
ATTENTION : NOUS POUVONS ÊTRE IMPLIQUÉS MALGRÉ NOUS DANS DE MAUVAISES ACTIONS
Un jeune cadre commençant aujourd'hui sa carrière – surtout si elle est
internationale – pourra difficilement éviter de travailler, volontairement ou
non, consciemment ou non, avec ou dans une entreprise qui entre dans l'un des
nombreux cas de figure que nous énumérons dans la liste non exhaustive ci-après
:
-
Une entreprise qui appartient à des groupes criminels, totalement ou en
partie, directement ou par l'intermédiaire d'hommes de paille ou de sociétés
écrans;
-
Une entreprise qui a été financée par de l'argent gagné dans des
activités criminelles puis blanchi, voire même blanchi au cours de ce dit
financement. Cela a pu se faire directement ou indirectement, sans que les
dirigeants en aient forcément été informés, au moins au départ;
-
Une entreprise qui collabore avec des entreprises contrôlées par des
groupes criminels agissant comme « sleeping partners » ou utilisant ces
entreprises pour poursuivre leurs activités criminelles, en particulier dans
le domaine du blanchiment d'argent, directement ou indirectement,
ouvertement ou pas;
-
Une entreprise qui participe régulièrement ou à l'occasion à des
opérations de contrebande, de façon directe ou indirecte, inconsciente,
passive ou active;
-
Une entreprise qui bénéficie du travail lointain de main d'œuvre
honteusement exploitée comprenant des enfants ou des personnes en situation
d'esclavage de fait;
-
Une entreprise qui participe, directement ou indirectement, consciemment
ou pas, à la dégradation irréversible de notre environnement, même s'il est
très loin et que les effets de cette action ne sont pas immédiatement
perceptibles;
-
Une entreprise qui utilise tous les artifices légaux pour détourner
l'esprit des lois et majorer ainsi ses profits, par le biais
d'accommodements fiscaux, de jeux sur les prix de transferts, de
manipulation des règles de la concurrence que facilitera parfois la
corruption active des fonctionnaires en charge de ces dossiers;
-
Une entreprise qui participera à certains jeux politiques pouvant
entraîner, dans des pays instables, de graves bouleversements dont elle
pense tirer profit;
-
Une entreprise qui participe à des jeux d'influence, à du lobbying
outré, voire à de la manipulation sous la contrainte pour éviter certaines
évolutions démocratiques contraires à ses intérêts dans un pays donné;
-
Une entreprise qui bénéficie ou fait bénéficier certaines personnes
d'informations privilégiées constituant, selon les cas, des délits d'initiés
ou des abus de biens sociaux;
-
...etc., car la liste n'est pas close, tant l'imagination humaine est
riche dès l'instant où des gains importants sont possibles.
Toutes ces choses ne sont pas immédiatement visibles pour un jeune cadre qui,
à son embauche, se concentre surtout sur l'atteinte des objectifs individuels
qui lui ont été fixés et se trouve ainsi souvent très largement occupé pour ne
pas se préoccuper du contexte d'action de son entreprise. Mais avec le temps,
chacun peut prendre un peu de recul et commencer à observer autour de soi. Ceci
renforce la probabilité d'occurrence d'une prise de conscience ou même de vivre
une situation critique, et ce d'une façon complètement indépendante du niveau
hiérarchique.
Les rares études disponibles démontrent une extrême variété
des motivations qui poussent parfois les coupables à se laisser entraîner sans
trop y prendre garde, l'extrême fragilité de la frontière séparant le bien du
mal et donc l'extrême simplicité avec laquelle elle peut être franchie.
Dans une enquête réalisée auprès de plusieurs centaines de cadres américains,
(Bray, 1999) il apparaît que ceux qui ont le plus de chance d'être
impliqués dans la corruption sont :
QUE FAUT-IL DONC EN CONCLURE?
Les entreprises qui sont sensées respecter tant la loi du pays hôte que celle de
leur propre pays, laquelle inclut parfois maintenant la Convention de l'OCDE
contre la corruption des fonctionnaires, ont parfois des sous-traitants
locaux ou de pays tiers avec lesquels elles peuvent négocier très discrètement
des accords de représentation commerciale largement rémunérés et incluant
implicitement le reversement de commissions occultes afin de pouvoir continuer à
faire des affaires.
Cette façon de tourner la loi offre des avantages et des inconvénients. Elle
peut permettre de gagner des contrats... Mais elle est toujours très coûteuse,
trop coûteuse et parfois même coûteuse longtemps du fait du droit de suite que
certains sous-traitants tenteront ensuite d'exercer contre l'entreprise.
Nous reviendrons en détail, dans notre prochaine chronique, sur les
mécanismes de la corruption et les pièges implacables qu'elle peut créer.
Contentons-nous pour aujourd'hui d'une position de principe très forte :
Il ne faut jamais s'engager sur une route qui nous mènera trop souvent là où
nous ne souhaitions pas aller. Comme le dit fort bien un proverbe arabe :
« Une fois que le chameau a rentré sa tête dans la tente, tout le reste va
suivre très vite ».
Mais on parle trop des conséquences économiques de la corruption et pas assez
des effets corrupteurs de l'économie. À trop considérer combien certains
agissements de personnes corrompues coûtent à l'économie d'un pays, on occulte
combien une économie trop libérale fondée sur un système d'inégalités sociales
coûte à l'ensemble de la population qui le subit. Comme le disait déjà
Pétrone, au 1er siècle de notre ère : « Quid faciant leges, ubi
sola pecunia regnat ? » (Que peuvent les lois, là où ne règne que l'argent ?
Satiricon, chap. 14.)
Fait à Québec le 30 septembre 2004