CHRONIQUE DE NICHOLAS RACINE

Le destin international d'une petite capitale

par Nicolas Racine, chercheur à l'Université Laval

Je profite de mon stage au Grand-duché du Luxembourg pour vous faire découvrir sa capitale, la plus petite de l'Europe communautaire, mais aussi la plus fascinante par l'importance de son poids international.

D'abord quelques chiffres. La ville de Luxembourg compte 77 000 habitants, avec une forte population immigrante. De 11 500 étrangers résidants en 1960, la commune est passée à plus de 41 000 habitants, en 2001, ne détenant pas la citoyenneté luxembourgeoise, soit 53% du total. Ces citoyens proviennent particulièrement des pays limitrophes (France, Allemagne et Belgique), mais aussi d'autres pays européens (Portugal et Italie, dans l'ordre). Sur le plan de la main-d'œuvre, la ville compte 30 000 de ses citoyens qui travaillent sur le territoire communal. Or, il y a 120 000 emplois occupés à Luxembourg, presque exclusivement dans le secteur tertiaire (pour comparaison, la ville de Québec compte une population active de 272 000 individus pour un peu plus de 300 000 emplois). Les 90 000 emplois restants sont comblés à part égale par des travailleurs provenant du reste du pays et des régions limitrophes, soit la Wallonie (en Belgique), la Lorraine (en France), la Rhénanie-Palatinat et la Sarre (en Allemagne).

Ces quelques statistiques sommaires illustrent rapidement le degré de mixité qui existe dans cette ville de dimension modeste. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce phénomène, mais le poids de l'histoire demeure l'argument le plus éloquent. Le Grand-duché est un tout petit pays, régulièrement pris dans les engrenages de l'histoire (il a été occupé militairement deux fois au 20e siècle, annexé et germanisé de force en 1940). Les relations harmonieuses avec ses puissants voisins sont une condition naturelle de sa propre survie. Très tôt impliqué dans le processus européen (Robert Schuman, le père de la Communauté européenne du charbon et de l'acier, était luxembourgeois), l'état luxembourgeois a constamment favorisé l'ouverture de ses frontières, notamment pour palier à ses propres lacunes en main-d'œuvre et en capital.

La ville de Luxembourg est un exemple éloquent de cette ouverture internationale. Suite à la grave crise qui affecta l'industrie sidérurgique, pilier de l'économie nationale pendant près d'un siècle, l'État procéda à une transformation radicale de son économie, favorisant, depuis les années 1980, le secteur financier et bancaire. Cette métamorphose rapide - voire brutale - des bases économiques du pays favorisa durablement le développement de la place financière, concentrée au centre de la capitale. Attirant d'énormes institutions bancaires des pays voisins (la Banque Dexia, belge; la Deutschbank, allemande; le Crédit lyonnais, français; etc.), le secteur financier occupe désormais 30% de toute la main-d'œuvre de la capitale, et correspond à près de 40% du PIB national luxembourgeois. Les énormes flux mondiaux de capitaux qui transitent par Luxembourg, protégés par le secret bancaire, sont désormais la marque de commerce du pays et de sa capitale.

La ville de Luxembourg est aussi une des trois capitales de l'Europe communautaire (avec Bruxelles et Strasbourg). La commune accueille ainsi la Cour de justice européenne, la Cour des comptes, la Banque d'investissement européenne, l'Office des publications officielles et des traductions et EuroStat. Ces institutions occupent un territoire appartenant à la commune et entièrement aménagé par l'État, le plateau du Kirchberg, source de nombreux conflits de compétence. Ces offices transnationaux occupent un peu plus de 7000 fonctionnaires, certains provenant même d'Autriche et d'Italie. L'élargissement prochain de l'Union européenne laisse présager une augmentation exponentielle du nombre de fonctionnaire de la Communauté présents à Luxembourg.

Bien sûr, une telle évolution - voire une telle explosion internationale - ne s'est pas faite sans entraîner de nombreux problèmes, économiques d'abord, puis sociologiques et urbanistiques.

Sur les 122 banques
du territoire
aucune ne détient
un capital majoritairement luxembourgeois

Sur le plan économique, le développement de la place financière au cœur de la ville de Luxembourg a progressivement créé un énorme contre-pouvoir financier, entièrement aux mains de banques étrangères. En effet, sur les 122 banques installées sur le territoire de la ville de Luxembourg, aucune ne détient un capital majoritairement luxembourgeois. De même, l'essentiel des décisions stratégiques importantes restent prises dans les pays d'origine des banques. Cette « déluxembourgeoisisation » de l'économie municipale et nationale pèse lourdement sur le destin du pays et de sa capitale, qui ne contrôlent plus les principaux leviers de développement de leur propre économie. L'État est désormais contraint de favoriser le maintien du statu quo, en créant des conditions acceptables pour les investisseurs étrangers.

Au plan sociologique, l'arrivée massive d'immigrants et de travailleurs étrangers a transformé le tissu social du pays et de sa capitale, où se parle maintenant couramment plus de six langues de travail. Les Luxembourgeois d'origine sont ainsi minoritaires dans leur propre capitale, où ils occupent principalement des postes de fonctionnaires municipaux et nationaux, habituellement bien payés, mais éloignés des centres de pouvoir financier. Les fonctions supérieures, particulièrement dans les banques, sont presque toutes occupées par des travailleurs frontaliers, qui effectuent quotidiennement la navette entre les pays voisins et la capitale. Cette situation contribue évidemment à marginaliser les citoyens luxembourgeois dans leur propre pays, au point où l'étranger que je suis peut se demander s'il a vraiment déjà rencontré un authentique Luxembourgeois !

« ...l'étranger que je suis
peut se demander s'il a vraiment déjà rencontré un
authentique Luxembourgeois »

Finalement, au niveau urbanistique, des comparaisons sont à faire avec la ville de Québec. Cette dernière et Luxembourg ont toutes deux un passé militaire et détiennent des vestiges de leurs anciennes fortifications. La capitale luxembourgeoise, appelée la Gibraltar du nord, était une place forte inexpugnable que chaque seigneur titulaire a contribué à renforcer. Cette première fonction est, évidemment, complètement incompatible avec le rôle de capitale européenne et financière ouverte sur le monde. Cette petite ville encaissée, montée sur un piton rocheux et bordée de profondes vallées, accueille chaque jour près de 90 000 travailleurs, qui se déplacent presque tous en voiture. Les ralentissements matinaux sur les autoroutes françaises débutent parfois dès Thionville, à près de 30 km de Luxembourg. En plus des problèmes de circulation, compliqués par des transports en commun peu adapté, la ville est au prise avec un grave problème de pénurie de logements locatifs. Ceux-ci sont régulièrement occupés par des institutions reliées au monde de la finance. Cette pression sur le marché immobilier contribue à une explosion des prix : un logement de 3 pièces au centre-ville de Luxembourg se loue désormais à plus de 2500 euros par mois, contribuant à dépeupler le cœur historique et à repousser les habitants vers les quartiers périphériques. Le reste du pays suit cette tendance et risque, à long terme, de forcer le déménagement transfrontalier des citoyens.

En somme, le Grand-duché du Luxembourg et sa capitale constituent un laboratoire incroyable pour l'étude de l'internationalisation des petits pays et des petites capitales. Le développement de la commune de Luxembourg et ses conséquences est un sujet pratiquement inépuisable, malheureusement bien peu connu outre-atlantique.


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Commerce Monde #38