CHRONIQUE DE LOUIS BALTHAZAR La peur et le désenchantement par Louis Balthazar Les Américains ont été profondément marqués par les événements traumatisants du 11 septembre 2001. Pour la première fois de leur histoire, du moins depuis la guerre canado-américaine de 1812-1814, les États-Unis ont été touchés au coeur de leur territoire originel, en des endroits stratégiques et symboliques de leur puissance économique et militaire. Près de trois mille personnes ont été tuées presque instantanément. Un événement aussi effroyable et aussi inusité ne pouvait que laisser une empreinte profonde dans la population et stimuler un réflexe patriotique dans un pays qu'on s'était habitué à considérer comme invincible, même si on savait bien depuis longtemps que les frontières américaines n'étaient plus impénétrables. Il y a plus. L'événement a été l'objet d'une utilisation, voire d'une certaine manipulation de la part du gouvernement américain qui y a vu très rapidement la justification d'une politique agressive et unilatérale. Ce gouvernement se proposait déjà de renforcer les effectifs de la défense et de faire une démonstration plus explicite et plus efficace de la puissance inégalée des États-Unis. Les attentats sont survenus à point nommé pour inaugurer une nouvelle stratégie que certains ont identifiée comme la quatrième guerre mondiale (la troisième étant la guerre froide gagnée par défaut). LA GRANDE PEUR AMÉRICAINE À y regarder de près, cette soi-disant nouvelle vulnérabilité n'a pas de quoi inquiéter outre mesure le citoyen américain moyen, surtout si l'on considère que de tels attentats n'ont pas été répétés une seule fois aux États-Unis depuis deux ans. Plus d'Américains meurent d'accidents d'automobile en deux semaines qu'il en est mort le 11 septembre 2001. La prolifération des armes à feu a fait beaucoup plus de victimes que les attentats terroristes. Et que dire du fait que 40 millions d'Américains ne disposent d'aucune assurance-maladie! Malgré cela, c'est d'abord le souvenir de l'événement qui fait peur aux gens. Cette peur est profonde et constamment entretenue. Pensons à toutes ces alertes lancées dans le vague le plus absolu, sans aucune indication précise, pensons à l'évocation constante des événements du 11 septembre dans le discours politique. Tout se passe maintenant comme s'il suffisait d'invoquer ce souvenir et la toujours possible récurrence d'attentats pour justifier à peu près toutes les politiques à l'interne aussi bien que sur le plan international. Quand on demandait au secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, pourquoi il fallait porter la guerre en Irak à ce moment, il répondait d'emblée: « because of September 11 ». Rumsfeld savait bien, comme bien d'autres, que l'Irak de Saddam Hussein n'était pas en cause dans les attentats, mais il savait aussi et se faisait fort de souligner que, depuis le 11 septembre 2001, on a raison de se méfier de tout et de tous et qu'on ne peut plus se permettre de demies-mesures avec les ennemis des États-Unis. Le président George Bush, pour sa part, pouvait parler avec une certaine crédibilité de la menace que représentait Saddam Hussein pour le pays en se contentant d'évoquer la simple possibilité de transmission de certaines armes chimiques ou biologiques à des terroristes qui pourraient provoquer des désastres infiniment plus considérables que l'effondrement des tours du World Trade Center. Le vice-président Cheney, lui, a eu le culot d'expliquer les dissidences européennes en faisant remarquer qu'on n'avait pas connu rien de semblable au 11 septembre outre-Atlantique! Qu'importe donc que Saddam Hussein ait possédé ou non des armes de destruction massive, qu'il ait entretenu ou non des liens avec le réseau Al-Qaïda. Il suffit de rappeler l'hostilité profonde du dictateur américain envers les États-Unis, sa détermination à défier la puissance américaine, l'expression de sa satisfaction après les attentats, pour en faire une cible privilégiée. Un phénomène de psychologie collective, fréquemment constaté durant la guerre froide, était à l'œuvre: les ennemis sont perçus de façon homogène. Il suffit d'en vouloir aux États-Unis pour partager la même cause, pour entretenir des complicités. C'est ce qui faisait dire autrefois que tous les communistes sont de concert et aujourd'hui que tous les terroristes font cause commune. Certes ces sentiments ne sont pas partagés par tous les Américains. Les États-Unis forment une société fort complexe et les analyses les plus subtiles, les plus intelligentes nous viennent encore de ce pays. Il faut cependant faire un petit effort pour les entendre, car les grands médias sont trop souvent plutôt serviles à l'endroit du gouvernement. Ce qu'il faut dire aussi, c'est que le sentiment d'une responsabilité internationale des États-Unis demeure très fort, chez les élites aussi bien que dans l'ensemble de la population. Quand le président américain parle de la mission de son pays de préserver des acquis de civilisation et d'exercer un leadership à cet égard, il est entendu fort sérieusement. Cela peut nous agacer que les États-Unis veuillent toujours jouer le premier rôle et montrer la voie. Mais nous avons raison d'être encore plus agacés quand ils ne le font pas. Le rôle d'une telle superpuissance dans un monde comme le nôtre est tout à fais indispensable. On est en droit de souhaiter cependant que ce rôle soit joué avec plus de finesse, avec un meilleur sens de la concertation et du dialogue, avec plus de diplomatie. Et c'est ici que les comportements de la population et les encouragements que leur apporte le gouvernement peuvent nous décevoir. Le patriotisme américain revêt souvent une grande naïveté comme une grande candeur. On fait une confiance excessive aux merveilles de la technologie, donc à l'efficacité des toutes puissantes forces armées américaines et à leurs prodigieux moyens. À cet égard, on applaudit à une guerre menée de façon aussi efficace et décisive que le fut celle qu'on a portée en Irak. On vibre en regardant les images du Commandant en chef en tenue de combat proclamant la fin de la guerre sur un porte-avion. DÉSENCHANTEMENT Mais on a tôt fait de déchanter devant l'énorme et complexe tâche de la reconstruction d'un pays, de ce « nation building » que Bush répudiait durant sa campagne électorale en 2000. Voilà donc que la victoire apparaît de plus en plus illusoire. Voilà que les suite attendues en Irak et dans l'ensemble du Moyen-Orient n'apparaissent pas. Voilà que le souvenir du Vietnam revient nous hanter. Aujourd'hui, comme alors, les États-Unis peuvent être vus par les Américains comme par le reste du monde comme un « Gulliver empêtré ». Les Américains sont peut-être en train de faire l'expérience des limites de la puissance, voire de l'hyperpuissance. Cela explique la croissante popularité d'un obscur ex-gouverneur du minuscule État du Vermont. Howard Dean est l'un des rares candidats aux élections primaires en vue de la nomination du candidat démocrate à la présidence qui aient eu l'audace de condamner tout de go l'expédition militaire en Irak. Grâce à une excellente organisation, à l'efficacité de l'Internet, il rejoint des dizaines de milliers d'Américains, préside à des ralliements enthousiastes, parvient à recueillir des millions auprès des citoyens ordinaires. On redoute qu'il ne soit pas un candidat valable parce qu'il serait trop à gauche. Fausse affirmation. Bien qu'il soit favorable à un programme public d'assurance maladie, Howard Dean favorise le maintien de la peine de mort et s'oppose à des règlements plus sévères au sujet des armes à feu. Il peut fort bien se présenter avec un programme centriste semblable à celui de Bill Clinton. Le général Wesley Clark pourra aussi offrir une candidature séduisante dans un contexte défavorable à George W. Bush. Les Américains aiment bien les candidats qui paraissent bien en uniforme militaire. Clark aura le mérite d'avoir été à la fois commandant des troupes de l'OTAN dans la guerre contre la Serbie en 1999 et un opposant de la conduite unilatérale de la guerre en Irak. Bush demeurera tout de même un redoutable adversaire pour les Démocrates. On ne pourra jamais rivaliser avec lui en matière d'effectifs monétaires. Contrairement à son père, défait en 1992, il maintient une excellente organisation et il conserve l'appui de sa base conservatrice. Il n'aura pas à faire face, cette fois-ci, à un tiers candidat. La grande question demeure La grande question demeure l'état de l'économie. Pour le moment, les Américains sont de plus en plus inquiets de la lenteur de la récupération après une dure récession. L'énorme déficit budgétaire, qui semble devoir dépasser bientôt les 500 milliards $, n'offre rien de rassurant et fait apparaître les coupures d'impôt du programme républicain comme une entreprise périlleuse et irresponsable. De plus, le taux de chômage actuel est le plus élevé depuis la triste présidence de Herbert Hoover. Cette situation économique se complique dans le contexte des aléas de l'enlisement au Moyen-Orient et en Afghanistan. Bush pourra donc difficilement l'emporter en novembre 2004, à moins d'un redressement spectaculaire de l'économie ou de la présence de nouvelles atteintes à la sécurité des États-Unis. |
Commerce Monde #37 |