AFFAIRES EUROPÉENNES Réforme de la politique agricole commune par Benoît Lapointe, avocat La politique agricole commune (PAC), pilier historique et fondateur de la construction européenne, revient régulièrement sur le devant de la scène, mais toujours d'une manière théâtrale, comme pour donner raison à ceux qui, tel le commissaire européen chargé de ce secteur, l'Autrichien Franz Fischler, prétendent que, dans la PAC, rien ne se fait jamais sans psychodrame. C'est le scénario qui semble se dessiner une nouvelle fois, étant donné que la Commission européenne propose de réformer en profondeur cette importante et coûteuse politique, qui absorbait, en 2001, quelque 43,6 milliards d'euros, soit plus de 40% du budget de l'Union européenne. La Commission a adopté initialement son projet le 10 juillet 2002. En raison des événements que nous relaterons, elle a cependant dû revoir sa copie, ce qui a conduit à l'adoption, le 22 janvier dernier, d'une nouvelle mouture de son projet. Pourquoi est-il encore question d'une réforme aujourd'hui? Pour répondre à cette question, il est nécessaire d'effectuer un bref retour en arrière, jusqu'aux débuts de la PAC, en 1962, qui prenait alors le relais des politiques nationales. ARRIÈRE-PLAN DE LA RÉFORME PROPOSÉE Entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la naissance de la PAC, les pays de l'Europe de l'Ouest étaient largement déficitaires en produits agricoles. C'est pourquoi les objectifs assignés à la PAC, dans le traité de Rome de 1957, comportaient avant tout une orientation productiviste. Ainsi, pour stimuler la production agricole de façon à ce que l'Europe devienne autosuffisante en ce domaine, la PAC a garanti aux agriculteurs des prix très élevés pour leurs productions. Cette façon de procéder est devenue extrêmement coûteuse. Elle a en outre conduit à de la surproduction, qu'ont bien illustrée les images télévisées montrant les montagnes de beurre et les lacs de lait qu'il a fallu détruire pour empêcher un effondrement des cours sur le marché. Des mesures d'ajustement ont donc été prises à la fin des années soixante-dix pour contenir la montée des excédents agricoles. Placés devant l'obligation de reconnecter graduellement l'agriculture européenne aux besoins du marché, les dirigeants européens n'ont eu d'autre alternative que de diminuer les prix garantis aux agriculteurs. En contrepartie, ces derniers ont commencé à recevoir des aides directes au revenu. La PAC en est donc venue à soutenir non plus les prix des produits sur les marchés, mais les revenus des agriculteurs. Le poids des aides directes est toutefois devenu lui aussi considérable, ce qui a conduit à une réforme profonde en 1992. C'est ainsi que, dans le but ultime de réduire la surproduction qui perdurait malgré tout, l'on a décidé d'accorder les aides non plus en fonction de la quantité produite, mais désormais en fonction de la quantité d'hectares cultivés - pour les céréaliers - ou du nombre de têtes de bétail - pour les éleveurs bovins. C'est ce qui explique que, de 1992 à aujourd'hui, le pourcentage des aides directement liées à la production est passé graduellement de 90% à 20%. La réforme engagée en 1992 s'est poursuivie à Berlin en 1999, au moment où le Conseil européen de mars a fixé le cadre financier de la PAC jusqu'à la fin de 2006. L'on avait toutefois prévu, à cette occasion, pour 2003, une « révision à mi-parcours » de celui-ci, qui ne devait pas conduire à une réforme en profondeur de la PAC, mais simplement lui apporter de légers aménagements. Mais voilà que, graduellement, s'est précisée la perspective de l'entrée, à l'horizon 2004, de dix nouveaux membres dans l'Union européenne, dont plusieurs, à forte tradition agricole, comptaient sur la PAC pour assurer la survie de cet important secteur de leur économie. Certains pays membres de l'Union, menés par l'Allemagne, et auxquels la PAC coûte plus que ce qu'elle rapporte, ont craint cependant que cette arrivée massive de nouveaux membres n'entraîne une nouvelle augmentation de leur contribution. Aussi désiraient-ils, à défaut d'une baisse des crédits attribués à la PAC, que les aides directes au revenu soient partagées entre les anciens et les futurs membres, ce qui n'était pas du goût des principaux bénéficiaires de la PAC, et en particulier la France, qui désiraient au contraire un accroissement du budget agricole. À partir de 2007, Alors qu'un affrontement majeur se profilait entre l'Allemagne et la France sur cette question, un accord est intervenu, le 24 octobre 2002, à la veille du Conseil européen de Bruxelles. Aux termes de cette entente, avalisée ensuite par les autres États membres de l'Union, les aides agricoles seront plafonnées, entre le 1 er janvier 2007 et le 31 décembre 2012, au niveau atteint à la fin de 2006. C'est dire qu'à partir de 2007, les agriculteurs des Quinze devront partager leurs aides directes avec ceux des dix nouveaux pays membres. Un sacrifice énorme leur sera donc demandé, en particulier en France, où l'on estime que les aides diminueront du tiers.LA COMMISSION EUROPÉENNE DONNE LE TON Au cours de l'été 2002, soit au moment où les relations entre la France et l'Allemagne commençaient à s'envenimer, la Commission a fait une entrée remarquée dans le dossier agricole, en proposant une importante réforme de la PAC. Conduite par son commissaire à l'agriculture, M. Fischler, la Commission a alors semblé partager l'avis de l'Allemagne. Mais elle avait surtout à l'esprit les négociations multilatérales sur l'agriculture, décidées à Doha (Qatar) en 2001. Placées sous l'égide de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), celles-ci doivent commencer dans quelques semaines et être achevées en 2005. C'est pourquoi la Commission a cru qu'il convenait de saisir l'occasion offerte par la révision à mi-parcours de 2003 pour réformer substantiellement la PAC, notamment pour rendre le système des aides directes, régulièrement dénoncées par les partenaires commerciaux de l'Union, notamment les pays en développement, compatible avec les futures règles de l'OMC. Aussi la proposition de réforme qu'elle a initialement adoptée le 10 juillet 2002 s'est-elle voulue très ambitieuse, quoique la Commission n'ait pas prétendu effectuer une révolution - comme certains ont qualifié la proposition -, mais uniquement inscrire une nouvelle étape dans la réforme profonde déjà engagée en 1992 et poursuivie en 1999. Quoi qu'il en soit, son projet était véritablement spectaculaire. Suite à l'accord Chirac-Schröder, la Commission s'est toutefois vue dans l'obligation de mettre son projet en sourdine. Certains ont même cru qu'elle devrait l'abandonner. Après étude de l'impact de l'accord franco-allemand, la Commission en est venue à la conclusion que celui-ci ne sonnait aucunement le glas de son projet, quoique des modifications devraient lui être apportées afin d'en tenir compte. Dans la nouvelle proposition qu'elle a adoptée le 22 janvier dernier, l'essentiel de la proposition initiale y figure néanmoins, notamment les deux éléments qui prêtent le plus à controverse. ÉLÉMENTS CLÉS DE LA PROPOSITION : DÉCOUPLAGE ET MODULATION Diminution des aides directes au revenu, respect de l'environnement et promotion du développement rural : tels sont les trois axes de la proposition de réforme. Le projet a bien sûr comme objectif de stabiliser l'énorme budget agricole, mais ses ambitions sont plus vastes. Elles visent ainsi à endiguer la surproduction dans certains secteurs; à répondre aux exigences sanitaires des consommateurs et aux doléances de l'OMC; à renforcer, en conséquence, la position de l'Union lors des négociations multilatérales qui seront entreprises relativement au secteur agricole; à faire une plus grande place à l'écologie; à orienter la production non plus vers la quantité mais vers la qualité; à préparer l'arrivée des nouveaux membres; et, enfin, à détourner progressivement une partie des aides directes au revenu vers l'aménagement rural. Sur le plan technique, ces préoccupations et ambitions se traduisent de la manière suivante. Tout d'abord, pour la première fois depuis la naissance de la PAC, la Commission propose, à partir de 2004, de découpler les aides directes de la production. Cela signifie que les aides ne seraient plus versées, comme il en est depuis la réforme de 1992, en fonction de la superficie des terres cultivées ou de l'importance du troupeau. À l'avenir, l'agriculteur recevrait une aide au revenu unique, qui serait fonction des aides reçues par le passé. L'exploitant serait ensuite libre de produire ce que bon lui semble, en fonction du marché. Fait exceptionnel, les agriculteurs toucheraient cette aide même s'ils ne produisent pas. Le découplage concernerait la majeure partie des productions, notamment la viande bovine, les céréales et les produits laitiers. La baisse de la production serait cependant compensée par une hausse des prix sur le marché, notamment pour la viande bovine. En outre, toujours à partir de 2004, la Commission propose d'abaisser les prix d'intervention sur le marché pour les céréales et les produits laitiers, c'est-à-dire les prix plancher à partir desquels l'Union soutien ses agriculteurs en rachetant leurs excédents. D'autre part, la Commission compte soumettre le versement des aides directes au respect de normes en matière d'environnement, de sécurité des aliments et de bien-être des animaux. Ces exigences font suite aux traumatismes créés chez les consommateurs européens par les crises alimentaires et sanitaires des dernières années, notamment celle de la vache folle, ainsi que par les mauvais traitements infligés aux animaux, qui ont été tout particulièrement mis en lumière en Belgique. En cas de non-respect des ces critères dits d'écoconditionnalité, les paiements directs pourront être réduits proportionnellement au risque ou au dommage considéré. Pour assurer la mise en œuvre de ces obligations écologiques, la Commission compte instaurer un audit - vérification comptable - des grandes et moyennes exploitations agricoles. Finalement, la Commission propose de réorienter une partie des aides directes vers le développement rural. Ce système dit de modulation, qui avait été créé à Berlin en 1999, était jusqu'ici facultatif; il n'a toutefois été mis en oeuvre que par la France et le Royaume-Uni. La Commission propose de le rendre obligatoire à partir de 2007. La modulation, écrit la Commission, permettra une redistribution des aides entre les pays de culture céréalière et d'élevage intensif et les pays plus pauvres, qui pratiquent une agriculture plus extensive ou de montagne, et aura des effets positifs sur l'environnement et la cohésion. Dans le but de financer ce système, la Commission propose, outre de plafonner dès 2004 les aides directes par État, de réduire les aides directement versées aux agriculteurs de 1% par an, et ce pour la période de 2007 à 2012, puis de transférer les sommes ainsi économisées vers l'aménagement rural. Les petites exploitations, c'est-à-dire celles percevant moins de 5 000 euros annuellement en aides directes, n'auraient pas à subir cette ponction, ce qui représente tout de même les trois quarts des exploitations agricoles européennes. LES RÉACTIONS À LA PROPOSITION DE RÉFORME En juillet 2002, deux groupes d'États membres s'étaient aussitôt formés pour soit approuver soit rejeter le plan Fischler. Cette ligne de fracture est identique suite au dévoilement de la seconde version de la proposition de réforme, comme le démontrent les débats animés qui ont cours au sein du Conseil des ministres européens de l'agriculture. D'un côté, il y a les États qui saluent la réforme dans ses grandes lignes. Dans ce groupe, l'on retrouve, outre l'Allemagne, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, le Danemark et la Suède. La Grande-Bretagne et le Danemark, en particulier, soutiennent que le découplage permettra aux agriculteurs de se tourner vers les productions intéressantes, et non vers celles qui leur procurent les plus importantes subventions. Ces États accueillent aussi favorablement la modulation, car elle permettrait de réduire les dépenses de la PAC. Le gouvernement allemand, quant à lui, jugeait déjà, en juillet, que le plan Fischler ouvre la voie à une nouvelle politique agricole européenne. Sa ministre de l'agriculture, l'écologiste Renate Künast, s'est toutefois inquiétée, plus récemment, des interrogations que l'opinion publique européenne pourrait soulever à propos du versement de primes à des agriculteurs libres de produire ou non. L'Allemagne est néanmoins sensible à la philosophie de la réforme, qui s'écarte d'une logique productiviste. La protection de l'environnement, celle des animaux et celle du consommateur sont enfin en harmonie avec la politique agricole, estimait, en juillet, Mme Künast. Les pays qui rejettent le plan Fischler sont ceux qui en bénéficient le plus, et donc s'alarment d'une nouvelle diminution des aides directes à leurs agriculteurs. Ils refusent, en particulier, le découplage proposé par la Commission, qui provoquerait, selon eux, une rupture du tissu économique et social dans les zones rurales, voire créerait les conditions d'un abandon ou d'une très forte réduction de la production dans les régions et les secteurs fragiles. Ces États s'opposent également à la modulation, mais les raisons de ce refus ne sont pas claires : plus que la promotion du développement rural, c'est probablement la diminution des aides directes à leurs agriculteurs afin de le financer qui motive leur opposition à ce volet du projet de la Commission. Ce groupe d'États comprend la France - le plus grand bénéficiaire de la PAC -, l'Espagne, le Portugal, l'Italie, la Grèce, la Belgique, l'Irlande, le Luxembourg et l'Autriche. Ces pays partagent les vues des organisations agricoles européennes et nationales, dont les plus importantes, la FNSEA - Fédération nationale (française) des syndicats d'exploitants agricoles - et la DBV - Deutscher Bauernverband -, avaient, en juillet, décidé de faire front commun. Mais, aujourd'hui, la situation est plus nuancée : les agriculteurs français, notamment, considérés individuellement, affichent leurs divisions relativement à la nouvelle version du plan Fischler. La FNSEA a néanmoins promis une mobilisation générale contre le projet. UN DOSSIER À RÉPERCUSSION Le dossier de la réforme de la PAC s'annonce comme l'un des plus épineux pour l'Union européenne au cours des prochain mois. Certains craignent même qu'il mette à rude épreuve la solidarité récemment retrouvée entre la France et l'Allemagne, à un moment où l'impulsion traditionnellement donnée par les deux pays à la construction européenne est plus requise que jamais. D'une part, parce que l'Union affiche ses divisions relativement à une intervention armée en Irak, ce qui réduit d'autant les chances déjà fragiles de voir un jour la concrétisation d'une véritable politique étrangère et de sécurité commune. D'autre part, parce qu'il conviendra, à la fin de cette année ou au début de l'an prochain, de donner suite aux propositions qui seront émises par la Convention sur l'avenir de l'Europe. Un affrontement entre la France et l'Allemagne sur le dossier agricole apparaît néanmoins peu probable. L'essentiel du contentieux a déjà été réglé en octobre dernier, à Bruxelles. C'est du moins la perception de M. Hervé Gaymard, ministre français de l'agriculture, qui, en novembre dernier, disait que, sur le fond, l'Allemagne et la France partagent le même sentiment vis-à-vis du monde agricole. "[N]os positions sont beaucoup plus proches qu'avec les Britanniques", ajoutait-il. En tout cas, les célébrations ayant marqué, les 22 et 23 janvier dernier, le 40e anniversaire du traité d'amitié franco-allemande, ont nettement confirmé le climat d'entente qui règne généralement entre Paris et Berlin depuis le 24 octobre 2002. Il n'en fallait pas plus pour irriter les Britanniques, déjà fort mécontents, outre des fortes réticences de la France à s'engager dans une intervention armée en Irak, de la remise en question, par Jacques Chirac, du rabais que Margaret Thatcher avait obtenu en 1984 en ce qui concerne la contribution britannique au budget communautaire. C'est donc moins sous l'angle d'un affrontement entre Paris et Berlin qu'en regard d'une confrontation entre la France et l'Allemagne, d'un côté, la Grande-Bretagne et les pays qui soutiennent sa position, de l'autre, que le dossier agricole est déterminant pour l'avenir de la construction européenne : parce qu'il en viendra inévitablement à faire s'entrechoquer les deux grandes visions du devenir de l'Union, à savoir demeurer un grand marché - point de vue britannique -, ou, plus encore, devenir une entité forte sur la scène extérieure - position franco-allemande. Il est également à craindre que les États qui refusent la réforme proposée prennent la Commission pour bouc émissaire. Après les sautes d'humeur de la France et de l'Allemagne face aux remontrances que la Commission leur a adressées en regard du dérapage de leurs finances publiques, il s'agirait d'un nouvel épisode dans l'histoire récente des relations souvent conflictuelles qu'entretiennent certains grands États de l'Union avec la Commission. En tout état de cause, les paroles prononcées par M. Jacques Chirac, le 22 février dernier, dans le cadre particulier du Salon de l'agriculture de Paris, font présager un climat peu serein : "Je n'ai pas compris pourquoi, à nouveau, avec un entêtement digne des meilleures causes, le commissaire Fischler avait cru devoir, ignorant superbement la décision du Conseil européen, faire de nouvelles propositions. Cette nouvelle initiative est à la fois mal venue et inutile, puisqu'elle n'a pas de chance d'aboutir. " C'est peut-être de bonne guerre que de s'exprimer ainsi, mais la France devra bien, un jour ou l'autre, s'asseoir et négocier, car la Commission, n'en déplaise au président français, n'est pas seule dans sa volonté de vouloir réformer la PAC. |
Commerce Monde #34 |