opinion Le nécessaire virage à effectuer dans la régionalisation de l'immigration au Québec par Luciano Dorotea Ex-président de la Confédération des associations linguistiques et culturelles de Québec (CALCQ) Comme la stratégie du gouvernement n'arrive toujours pas à attirer les immigrants en région, un virage s'impose dans ce dossier de plus en plus prioritaire pour les régions québécoises. Plusieurs d'entre elles sont d'ailleurs confrontées à une situation démographique préoccupante ainsi qu'à une pénurie de main d'œuvre. En mars dernier, lors de la publication des données du recensement canadien réalisé en 2001, nous avons appris que même la capitale nationale connaît un problème démographique. À cette occasion le maire de Québec, conscient de la situation pour l'avenir de sa ville, déclarait qu'il « faudra miser sur l'immigration, sinon on va se retrouver avec un déficit de main d'œuvre spécialisée ». Dans la même veine, le 23 octobre dernier, le maire de Saguenay lançait un cri d'alarme devant les membres du Cercle d'affaires des Bleuets de Québec. Il déplorait le fait que la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean a perdu 40 000 personnes au cours des trente dernières années et que les six régions ressources ont subi une baisse de leur population allant de un pour cent à huit pour cent depuis les cinq dernières années. UNE STRATÉGIE GOUVERNEMENTALE INADÉQUATE Même si le ministre Rémy Trudel se refuse à parler d'échec, il faut se rendre à l'évidence et reconnaître que les mesures mises de l'avant par le gouvernement pour attirer les immigrants dans les régions n'ont pas fonctionné. Depuis 1995, on constate même que le pourcentage* des immigrants qui ont choisi de s'y établir a plutôt tendance à décroître au profit de la zone métropolitaine de Montréal qui, en 2001, a accueilli 85,3% des 37 498 immigrants admis au Québec, comparativement à 13,3% pour les régions. Si le gouvernement maintient son approche actuelle, il est à prévoir que la situation pour les régions ne s'améliorera pas. Jusqu'à maintenant, les appuis financiers et techniques du ministère des Relations avec les citoyens et de l'Immigration (MRCI) à l'égard des régions ont principalement été destinés à l'accueil et à l'intégration des immigrants. Le Plan d'immigration du Québec pour l'année 2003, déposé dernièrement à l'Assemblée nationale indique d'ailleurs que les immigrants qui s'établissent directement en région ont tendance à le faire d'une manière plus permanente. En général, ce ne sont donc pas les services d'accueil et d'intégration qui manquent en région; il y a plutôt pénurie d'immigrants. En matière d'attraction, le site Web d'Immigration-Québec est révélateur de la stratégie mise en place par le gouvernement: inciter les immigrants à choisir le Québec, mais en s'établissant à Montréal. En avant-plan du site, le MRCI met en valeur le Québec (vivre au Québec - investir au Québec) et Montréal (vivre à Montréal - investir à Montréal). En arrière plan, le ministère présente onze régions, incluant Montréal, qu'il qualifie de « régions accueillantes ». On constate que certaines sont exclues de ces « régions accueillantes », dont celle du ministre Rémy Trudel, l'Abitibi-Témiscamingue, et deux autres régions ressources, le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie-Iles-de-la-Madeleine. De plus, l'uniformisation du traitement des informations du site n'est pas de nature à inciter les immigrants à choisir de s'établir, en plus grand nombre, à l'extérieur de Montréal. Dans certains cas, on note aussi que des informations du site sont dépassées et donc inexactes. À titre d'exemple, dans la fiche sur la capitale nationale et dix mois après les fusions municipales, il est encore question de la Communauté urbaine de Québec qui compte près de 515 000 personnes, de ses principales villes et de leurs populations respectives: Québec avec 169 125 habitants, Sainte-Foy, Beauport et Charlesbourg. Pour plus d'information, on nous invite à consulter le site Internet de ces villes… Le site de la ville de Québec indique pour sa part que, depuis le 1er janvier 2002, elle est constituée de huit arrondissements regroupant une population de quelque 505 000 personnes. Pour un immigrant potentiel qui, de son pays, consulte ces informations, qui dit vrai : le ministère ou la ville? Encore actuellement, le MRCI privilégie l'immigration dite « secondaire », en incitant les immigrants habitant Montréal à « déménager » en région. Depuis plusieurs années, le ministère organise à Montréal des sessions de promotion des régions québécoises. Combien « d'immigrants montréalais » s'y sont-ils établis après avoir suivi de telles sessions? Aucun chiffre n'est mentionné dans les rapports annuels 1999-2000 et 2000-2001 du MRCI, lesquels précisent plutôt le nombre de sessions ainsi que le nombre de personnes jointes. Même le responsable du dossier à la ville de Québec, qui a lui-même été mis à contribution dans cette opération à Montréal, indiquait récemment, lors d'une entrevue publiée dans CommerceMonde.com, qu'il en ignorait les résultats pour la capitale nationale. Le rapport annuel 2000-2001 du MRCI nous apprend également que, dans le cadre du Fonds de développement de l'immigration en région (FDIR), une subvention d'une somme totalisant 543 721$ a été accordée pour dix projets ciblant les « immigrants montréalais ». Encore ici, on indique des prévisions plutôt que des résultats. LE VIRAGE À EFFECTUER Pour réussir à atteindre son objectif de 25% des immigrants admis au Québec qui s'établissent à l'extérieur de la zone métropolitaine de Montréal, il y a urgence pour le gouvernement de modifier son approche à l'égard du dossier et d'amorcer un processus de décentralisation du leadership du recrutement des immigrants en région. Les régions sont certainement les mieux placées pour inciter les immigrants à s'y établir; elles sont aussi les plus habilitées à assumer ce leadership de l'attraction et de la promotion régionales. Dans ce nouveau contexte, pour celles qui entendent miser sur l'immigration, il faudra qu'elles se dotent de plans régionaux ciblés d'attraction et de démarchage, lesquels devront nécessairement être harmonisés avec le plan national d'Immigration-Québec. Ces plans, qui seront adaptés aux diverses régions, devront tenir compte, entre autres, des éléments suivants: les caractéristiques spécifiques locales, les emplois disponibles et les emplois pouvant être développés par les immigrants, les projets en développement, les secteurs propices aux immigrants investisseurs, le profil des immigrants pouvant s'adapter dans ce nouveau milieu de vie. Elles auront aussi à déterminer les pays, les régions et les villes dans le monde d'où pourraient provenir les immigrants les plus susceptibles de s'établir dans des villes ou localités à taille plus humaine, et non dans des métropoles. Il va sans dire que les régions seront en mesure d'assumer cette décentralisation à la condition que le MRCI leur transfère également les budgets requis. Si le gouvernement croit réellement que l'immigration constitue un apport positif au développement économique, social et culturel des régions québécoises, il saura leur accorder les moyens financiers ainsi que les appuis techniques et logistiques nécessaires. Concernant les appuis autres que financiers, il pourrait, par exemple pour les petites et moyennes entreprises, faciliter l'établissement, à l'extérieur de Montréal, d'intermédiaires financiers autorisés par Investissement-Québec à œuvrer dans le programme des immigrants investisseurs. Il y a quelques mois, le ministre Trudel annonçait d'ailleurs son intention de modifier les balises de ce programme afin que ces investisseurs soient jumelés avec des entreprises, des entrepreneurs et des projets dans les régions. Actuellement, tous les intermédiaires financiers sont situés à Montréal. Immigration-Québec pourrait réviser sa grille de sélection des immigrants en y introduisant des éléments incitatifs régionaux. Des efforts devraient être faits pour éliminer les tracasseries administratives inutiles qui nous sont périodiquement rapportées par les médias. Il y a aussi urgence de trouver des solutions pour permettre un meilleur accès des immigrants à la pratique de leur profession au Québec. Lors de la conférence fédérale-provinciale sur l'immigration qui s'est tenue en octobre dernier, le ministre canadien de la Citoyenneté et de l'Immigration, M. Denis Coderre, a proposé d'accorder des permis temporaires de trois à cinq ans qui obligeraient les futurs immigrants choisis pour leur expertise professionnelle à travailler dans une région ou zone assignée. En échange, ils recevraient leur certificat de résidence permanente à la fin du contrat. Pour ces "immigrants conscrits", comme le titrait le quotidien Le Soleil, il est à prévoir que les régions désignées deviennent plutôt des lieux de transit vers les grands centres urbains. Le ministre Trudel a eu raison d'exprimer des réserves à l'égard de la coercition de cette mesure. Elle pourrait sans doute être envisagée pour combler des emplois spécialisés temporaires. L'EXEMPLE À SUIVRE : LE TOURISME Si les régions québécoises ont été capables de relever avec succès le défi d'attirer les touristes provenant de l'extérieur du Canada, pourquoi ne seraient-elles pas également capables de relever cet autre défi, celui d'attirer les immigrants? Les données disponibles à Tourisme-Québec font état de résultats probants**. En 2000, les régions touristiques québécoises, n'incluant pas Montréal et Québec, ont su attirer près de 33,5% des touristes américains et plus de 38,4% des touristes provenant des autres pays. La région touristique de la capitale nationale a, pour sa part, accueilli 17,7% des touristes américains et 22,9% des autres pays. Quant aux dépenses des touristes internationaux effectuées dans les régions touristiques hors Montréal et Québec, elles s'élevaient, pour la même année, à 653 millions $, dont 305 M$ de la part des américains et 348 M$ des autres. À titre d'exemple, l'organisme Le Québec maritime, avec un budget annuel d'environ 1 million $ au cours des récentes années, a été capable d'attirer 310 000 touristes internationaux en 2000, dont 82 000 provenant des États-Unis et 228 000 des autres pays. Le Québec maritime, qui regroupe les cinq régions touristiques de Gaspésie, Iles-de-la-Madeleine, Bas-Saint-Laurent, Manicouagan et Duplessis, vise le marché des autres provinces canadiennes et les marchés internationaux suivants: les États-Unis, l'Europe francophone, l'Allemagne, l'Italie, le Royaume-Uni, l'Asie-Pacifique et l'Amérique latine. Dans son plan d'action 2001-2002, il est aussi mentionné que le projet présenté aux partenaires financiers pour les cinq prochaines années propose des investissements annuels des partenaires augmentant jusqu'à 2 millions $ pour 2005-2006. Ce succès, en termes de résultats concrets pour les régions, ne peut qu'être lié à l'approche mixte (gouvernement - régions) mise en place dans ce dossier. Elle a été amorcée par l'ancien ministère du Tourisme, Chasse et Pêche, et poursuivie par Tourisme-Québec. La décentralisation du leadership touristique régional au Québec remonte à 1975, année de création de la première association touristique régionale, l'ATR des Laurentides. L'idée de regrouper les intervenants du tourisme en région provenait alors d'une volonté locale de concentrer certaines activités de commercialisation et de développement. Présentement, un réseau de vingt ATR couvre le territoire québécois. Pour celles hors Montréal et Québec, les sources de financement s'élevait, en 2000-2001, à 20 836 122$. De ce montant, 6 665 890$ provenaient du gouvernement du Québec, 1 502 104$ du gouvernement fédéral et le reste des régions. UNE PROPOSITION: ¨Immigration-Régions¨ Considérant les résultats significatifs obtenus dans le secteur du tourisme par la mise en place, à travers le Québec, d'un réseau d'associations touristiques régionales, pourquoi ne pas s'en inspirer pour le secteur de l'immigration? Des motifs analogues pourraient être invoqués pour la création dans ce cas-ci d'Immigration-Régions ( IR). À l'instar des ATR, les IR devraient regrouper les divers intervenants en immigration dans les régions québécoises ; intervenants des milieux municipaux, institutionnels, économiques, éducatifs et communautaires. Leur mandat serait double: a) assumer le leadership du recrutement des immigrants en région par l'élaboration et la mise en œuvre de plans de promotion et d'attraction ciblant des pays, des régions et des villes dans le monde ; b) devenir des « guichets » régionaux d'information et de référence en immigration. Ce mandat, les IR devront le réaliser en harmonisation avec le Plan d'immigration du Québec et en partenariat avec Immigration-Québec et Immigration-Canada. Le gouvernement du Québec est responsable de la sélection des réfugiés, des travailleurs et des gens d'affaires qui s'établissent sur son territoire. Pour sa part, le gouvernement fédéral est responsable du choix des demandeurs d'asile et des admissions découlant du regroupement familial. Un partenariat IR-ATR sera également à prévoir pour des opérations d'attraction et de promotion sur des mêmes territoires, à l'extérieur du Canada. Pour l'Est du Québec, c'est Le Québec maritime qui constituera le partenaire naturel. Dans une approche de mise en place progressive de ce nouvel outil de développement pour les régions québécoises, il y aurait lieu de procéder, dans un premier temps, à la création de quatre IR : a) Immigration-Est du Québec (Bas-Saint-Laurent et Gaspésie-Iles-de-la-Madeleine) ; b) Immigration-Ouest du Québec (Outaouais et Abitibi-Témiscamingue); c) Immigration-Capitale nationale ; d) Immigration-Saguenay-Lac-Saint-Jean. Le choix de ces IR tient compte des paramètres suivants: le regroupement de certaines régions, la couverture du territoire québécois (l'est, le centre et l'ouest), les régions qui connaissent un déclin démographique particulièrement inquiétant ainsi qu'une pénurie de main d'œuvre spécialisée, le développement du second pôle d'immigration au Québec (la région de la capitale nationale). Comme dans le cas des ATR, le financement des IR devra provenir des sources suivantes : le gouvernement du Québec, le gouvernement du Canada, le milieu régional public et privé. Concernant le niveau des contributions annuelles à accorder aux IR, le ministère des Relations avec les citoyens et de l'Immigration pourrait s'inspirer des montants accordés aux ATR par Tourisme-Québec. Voici des exemples de montants versés pour l'année 2000-2001: a) 1 020 000$ pour les régions touristiques du Bas-Saint-Laurent, Gaspésie *** et Iles-de-la-Madeleine ; b) 742 000$ pour les régions touristiques de l'Outaouais et Abitibi-Témiscamingue; c) 847 000$ pour la région de la capitale nationale; d) 376 500$ pour le Saguenay-Lac-Saint-Jean. Ces montants n'incluent pas certaines autres aides financières du gouvernement du Québec aux ATR. Quant au gouvernement fédéral, ses appuis financiers aux ATR de ces régions s'élevaient, pour la même année, à 834 552$. POUR CONCLURE Dans ce dossier de la régionalisation de l'immigration, le ministère des Relations avec les citoyens et de l'Immigration devrait suivre l'exemple réussi de la décentralisation dans le secteur du tourisme. Il va sans dire qu'une décentralisation du leadership du recrutement des immigrants en région devra aussi être accompagnée de moyens financiers adéquats. S'il y a une réelle volonté gouvernementale en ce sens et si les régions entendent miser sur l'immigration pour leur développement, voilà le nécessaire virage à effectuer. * Immigrants admis au Québec selon les régions projetées de destination. Destination non déterminée : 1,4% ** Tableau annexé *** Le 2 novembre 2002, le ministre Richard Legendre annonçait le versement par Tourisme-Québec de 3 millions $ sur deux ans à l'Association touristique de la Gaspésie. Le président de l'ATR a précisé que 600 000 $ de cette somme seront consacrés à la promotion. Tableau 1
Source : Tourisme-Québec et ministère des Relations avec les citoyens et de l'Immigration. (1) Les plus récentes données touristiques régionales disponibles (2) Régions projetées de destination des immigrants admis au Québec (3) Région touristique pour les touristes et région administrative pour les immigrants Le 3 novembre 2002 |