UNION DOUANIÈRE, INTÉGRATION ET IDENTITÉ
Avenir des relations Canada-USA: "Tôt ou tard, il faudra bien se résoudre à l’union douanière"

par Louis Balthazar

 

Les médias ont beau concentrer leur attention sur tout ce qui ne va pas entre les États-Unis et le Canada (le bois d’œuvre et le reste), la relation d’ensemble entre les deux pays demeure plutôt harmonieuse. Et pour cause. Des deux côtés de la frontière, les intérêts réciproques sont énormes. Il n’existe pas deux autres pays au monde dont les liens multiples sont aussi intenses. Même pour Washington, en dépit du rapprochement avec le Mexique et le poids d’une population hispanique de 39 millions, le Canada demeure de loin le partenaire commercial le plus important. Vingt pourcent (20%) des échanges, cela pèse lourd dans la balance.

La frontière canado-américaine est donc une des plus poreuses au monde. On ne la traverse pas aussi facilement cependant que ces lignes de plus en plus fictives entre les pays de l’Union européenne. Et c’est là le problème. Deux cent millions de personnes par année, 475 milliards de dollars de marchandises (des nombres toujours croissants) ne pourront pas bien longtemps être soumis aux inspections et contrôles minimaux que suppose le maintien d’une frontière classique. Il est vrai que les deux pays ont multiplié récemment les mécanismes de dédouanement et autres qui facilitent les transits. Mais aussi longtemps que les deux pays voudront exercer un contrôle indépendant, tous les gadgets du monde ne parviendront pas à éliminer les délais nuisibles à la libre circulation des biens et des personnes. Tôt ou tard, il faudra bien se résoudre à l’union douanière.

LES OPPOSITIONS SONT FORTES

Pour le moment, les oppositions sont fortes. Du côté américain, le nationalisme est toujours immense, intransigeant, intraitable. Le pays le plus souverain du monde (sinon le seul) s’est montré jusqu’à aujourd’hui tout à fait réticent à quelque forme que ce soit de partage à l’intérieur d’une organisation internationale qu’il ne domine pas entièrement.  Surtout au Congrès, les résistances sont farouches à l’endroit de tout ce qui limite un tant soit peu la puissance américaine et la manière américaine de faire les choses. On peut donc penser qu’on n’acceptera une union douanière que si le contrôle américain demeure total et omniprésent à toutes les portes d’entrée au Canada.

C’est là précisément ce qui inquiète, à juste titre, les Canadiens.  Qu’adviendra-t-il de nos propres règles en matière d’immigration, d’enregistrement des armes à feu, voire de certains aspects de notre système judiciaire? Verrons-nous d’un bon œil la présence intempestive d’officiers américains sur notre territoire? Les nationalistes canadiens combattront amèrement tout projet d’union douanière. Il est à craindre cependant (ou à espérer, c’est selon) qu’ils n’auront pas raison des énormes intérêts économiques engagés dans les échanges canado-américains et qui un jour imposeront l’abolition des contôles frontaliers.

UNE OPINION DE PLUS EN PLUS FAVORABLE

Dans l’opinion publique cependant, le projet d’abolir la frontière américaine fait de grands progrès. Un récent sondage Léger Marketing en témoigne: 36,2% des Canadiens se disent en accord "à ce qu’il n’y ait plus de frontière entre le Canada et les États-Unis", tandis que 60% sont en désaccord. Cet appui est devenu légèrement majoritaire au Québec (49,7 à 48,7%), ce qui témoigne bien de la faiblesse relative du nationalisme canadien dans la population québécoise.

Il en va de même du projet d’établir une monnaie commune entre les deux pays. Les Canadiens s’y opposent toujours dans l’ensemble  (55,1% contre 39,9%), mais les Québécois y sont favorables dans une proportion de 53,5% à 41,9%. Encore ici, les Américains ne céderont rien. C’est le dollar américain qui paraît devoir s’imposer comme c’est déjà le cas au sein de plusieurs entreprises au Canada.  Des considérations symboliques retiendront les Canadiens, même si une politique monétaire canadienne apparaissait de plus en plus comme une fiction ou une vue de l’esprit.  On peut croire aussi que la politique unilatéraliste du gouvernement républicain de George Bush et le nationalisme du Congrès ne feront rien pour ménager les susceptibilités canadiennes.  Un grand succès de l’euro contribuerait sans doute à accélérer le processus, même si la situation européenne ne se compare pas facilement à celle de l’Amérique.

CONTRADICTION OU PARADOXE?

Pourquoi les Québécois sont-ils beaucoup plus disposés que les autres Canadiens à entrevoir une  souveraineté canadienne limitée par les impératifs économiques du grand marché nord-américain? Les Québécois ne sont-ils pas aussi jaloux de leur identité, fût-elle différente, que les autres Canadiens? Je parie que oui. Mais il est évident qu’ils se sont donné des moyens collectifs bien concrets de préserver cette identité en mettant en œuvre des poltiques culturelles et surtout une politique linguistique. Les Québécois n’en sont pas devenus imperméables à la contagion américaine, il s’en faut. Ils ont tout de même des raisons de se sentir mieux protégés que les autres Canadiens.  Ils regardent des émissions télévisées produites ici dans une proportion d’environ 70% tandis que les autres Canadiens sont branchés sur la télévison américaine dans la même proportion.

Il faut dire aussi que les villes de Toronto et de Vancouver sont beaucoup plus ancrées dans la région américaine voisine que ne l’est Montréal. Qu’est-ce que Plattsburgh et Burlington en comparaison de Buffalo, Cleveland et Détroit pour l’Ontario et de Seattle pour Vancouver? Quantité d’indicateurs nous révèlent que l’intégration aux États-Unis est, depuis longtemps, beaucoup plus forte et beaucoup plus avancée dans les provinces anglophones que dans le Québec. Pensons seulement au transport frontalier dont seulement à peine 15% se situe au Québec.

Il y a donc là un paradoxe, sinon une contradiction. Si les Canadiens de langue anglaise répondent aux questions relatives à l’intégration avec leurs gestes,  ils s’y montrent plus favorables que les Québécois. Ils sont plus susceptibles de voir des émissions télévisées, des films, des spectacles produits aux États-Unis, de lire des livres et des magazines américains, d’étudier dans le pays voisin, d’y poursuivre leur carrière et d’y vivre incognito que ne le sont les francophones du Québec. Ils résistent donc en parole d’autant plus fortement que le phénomène est déjà fort avancé sur le terrain.

Voilà pourquoi le Québec
demeure la
meilleure sauvegarde
de la
souveraineté
canadienne

Quant aux Québécois, ils se disent favorables à plusieurs formes d’intégration et même à l’annexion pure et simple dans une proportion d’environ un tiers (33,9%) d’après le même sondage. Si on les regarde vivre cependant, ils apparaissent moins accrochés à la culture américaine que leurs compatriotes des autres provinces. Il est bien vrai qu’ils consomment une quantité effarante de produits américains mais dans une moins forte proportion. Ils séjournent et vivent aux États-Unis mais ils sont le plus souvent bien identifiables.

Voilà pourquoi le Québec demeure la meilleure sauvegarde de la souveraineté canadienne. Cette province, qui inquiète toujours les autres Canadiens par ses tendances centrifuges et ses résistances au nationalisme pan-canadien, sinon par son projet souverainiste, est demeurée la plus authentiquement canadienne de toutes. Paradoxe! Si nous ne réaliserons  pas la souveraineté du Québec, nous aurons cependant contribué fortement à celle du Canada, surtout dans le cadre d’une forte intégration aux États-Unis!