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La colère du géant blessé par Louis Balthazar Parmi la multitude de commentaires émis à la suite de la pire tragédie de l’histoire américaine, certains frisent l’indécence. Les Américains n’auraient obtenu que la monnaie de leur pièce. Ils auraient récolté le fruit de leurs politiques agressives, oppressives et insensées. Après avoir condamné comme il se doit la barbarie de l’attaque contre Wall Street et le Pentagone, plusieurs se permettent d’identifier des causes ou du moins des facteurs à l’origine du désastre. Un commentateur se permet même d’écrire que jamais une puissance impériale n’aura été autant détestée dans l’histoire de l’humanité! Allons donc! Allez dire ça aux Hongrois et aux Tchèques qui ont vu les chars d’assaut soviétiques charger sur leurs capitales, à toutes les victimes du nazisme, du fascisme et de l’empire japonais. Et, pour ne pas remonter à Gengis Khan, que dire du ressentiment anti-français généré par les troupes de Napoléon? Que dire des méfaits du colonialisme des empires européens? D’autres rappellent les horreurs subies par les victimes des récents bombardements américains en Irak et en Serbie. Quels que soient les jugements qu’on puisse porter sur ces opérations militaires, y a-t-il quelque commune mesure entre la guerre menée contre l’Irak avec l’appui des Nations unies et d’une très grande majorité des pays du monde, à l’encontre d’une violation flagrante d’une frontière reconnue par toute la communauté internationale et le crime barbare, délibéré et arbitraire du 11 septembre? Peut-on seulement comparer cette odieuse attaque aux bombardements de l’OTAN, une alliance formée de 19 États, sur le pays de Slobodam Milosevic, en représailles contre la répression dont étaient l’objet les Albanais du Kosovo? Cette entreprise était discutable et elle a entraîné de nombreuses pertes de vie dans la population serbe. Elle a tout de même contribué à la chute d’un tyran. Un autre commentateur établissait l’équation entre une absence d’intervention américaine et le récent désastre à New York et à Washington. Les Américains auraient pu intervenir pour prévenir le génocide du Rwanda. Ils sont donc coupables de cette grave omission. Soit. Mais comment peut-on établir une telle équivalence morale entre cette omission et le crime terroriste absolu? Les Américains auraient
pu intervenir… au Rwanda… Il est bien vrai que la politique étrangère américaine a donné lieu à une bonne dose d’aberrations, d’arrogance, d’opérations mal fondées et parfois criminelles. Il est bien vrai que l’hégémonie américaine sur le monde est accompagnée d’une myopie congénitale quant à la diversité culturelle, idéologique et politique. Il est encore vrai que l’unilatéralisme de l’administration Bush était devenu intolérable. Partir de ces prémisses, cependant, pour affirmer que les États-Unis se sont mérité le désastre qu’ils ont subi, c’est une pétition de principe inacceptable et, dans les circonstances, tout à fait déplacée. Il n’est même pas sûr que l’attentat de la semaine dernière soit l’œuvre de ces « damnés de la terre » qui sont victimes des inégalités monstrueuses engendrées par le capitalisme américain. N’oublions pas d’ailleurs que, si l’exploitation économique se situe souvent à New York, elle est loin d’être absente de Paris, de Londres, de Genève, de Francfort, de Tokyo, voire de Kuala Lumpur et même de Riyad. Autant il est précipité d’identifier les fanatiques islamistes comme le mal absolu à l’origine de la tragédie, autant il est prématuré de voir dans le geste suicidaire des terroristes la vengeance des opprimés de ce monde contre la politique inconsidérée de l’administration républicaine. Il semble en effet que certains des suspects vivaient aux États-Unis depuis plus d’un an dans un confort relatif et bénéficiaient sûrement de fonds substantiels. Ainsi donc, cet attentat, sûrement préparé de longue date, aurait été conçu au moment où le Président Clinton s’employait à jouer un rôle de conciliateur dans le conflit du Moyen-Orient, cherchant à donner suite aux accords d’Oslo et à favoriser une entente durable entre Israël et l’Autorité palestinienne. S’il faut voir le conflit du Moyen-Orient en fond de scène de l’attaque terroriste contre les États-Unis, elle serait alors probablement l’œuvre de personnes qui prônaient l’élimination pure et simple de l’État d’Israël. UNE LECON POUR LES AMÉRICAINS? Il n’en reste pas moins que l’événement du 11 septembre est porteur de graves leçons pour l’avenir des États-Unis. D’abord, comme plusieurs analystes l’annonçaient depuis longtemps, ce pays est devenu terriblement vulnérable. C’est là une triste ironie, à l’heure où l’administration républicaine caresse le grand projet de créer une défense parfaite contre des missiles ennemis. Ensuite, de toute évidence, la meilleure protection contre une attaque comme celle qu’on vient de subir, c’est une politique intelligente de dépistage et de repérage du terrorisme accompagnée d’une meilleure compréhension des motivations en jeu et des méfaits du déséquilibre planétaire. Malheureusement, si l’on croit un seul instant que les Américains, dirigeants et population confondus, vont maintenant s’arrêter pour réfléchir et se remettre en cause, on fait preuve d’une grave méconnaissance de l’histoire des États-Unis. Après d’autres catastrophes bien moins considérables, la population américaine a réagi unanimement avec une détermination et une violence qui ont fait trembler les soi-disants ennemis de la nation. Évoquons seulement la tragédie du navire du guerre Maine en 1899 qui avait coûté la vie à quelque 250 marins américains dans le port de La Havane. Bien que la responsabilité de l’Espagne n’ait jamais été établie, l’incident a provoqué une déclaration de guerre et la poursuite des Espagnols jusqu’aux Philippines. On sait aussi ce que la destruction de la flotte américaine à Pearl Habor a provoqué: une entrée en guerre immédiate avec tous les moyens de la puissance. Malheureusement, Les Américains font preuve, à l’heure actuelle, d’une détermination sans précédent. Désormais, des milliers de jeunes citoyens des États-Unis sont prêts à donner leur vie pour défendre leur patrie et « venger » l’abomination. Du jamais vu depuis la Deuxième Guerre mondiale. Les partis politiques et différentes factions du Congrès ont oublié leurs dissensions et se rallient autour de leur président, même si celui-ci est bien loin de faire preuve de charisme à la Churchill, à la Franklin Roosevelt et ne va même pas à cheville de Reagan qu’il admire ou de Clinton qu’il déteste. Pour le moment, le leadership présidentiel n’y est pour rien. Les États-Unis manifesteront la colère d’un tigre blessé dans une atmosphère de remarquable consensus. Il faut tout de même souhaiter que les décisions ne soient pas trop radicales. Une lueur d’espoir, c’est l’invocation constante d’un long et patient effort et de la nécessaire collaboration des alliés. La tragédie aura donc su introduire une faille dans l’unilatéralisme de cette administration. On peut penser que les meilleurs experts à Washington sont bien persuadés que rien d’efficace ne sera réalisé dans la lutte contre le terrorisme si on ne fait appel à un minimum de diplomatie envers les autres États, surtout ceux dont la collaboration est indispensable. Pensons à la Russie et au Pakistan. Il ne sera pas facile toutefois de tempérer les ardeurs de la population et de l’éduquer à la nécessaire patience, aux efforts laborieux et incertains de la diplomatie. Les Américains n’ont jamais été très portés sur ce genre de comportement. L’esprit du présent gouvernement n’a rien pour les faire changer.
CONSÉQUENCES POUR LE CANADA Qu’est-ce que cela signifie pour nous au Canada? On a souvent rappelé que Washington ne peut pas éternuer sans que nous en subissions les soubresauts. Mardi, le 11 septembre, il aura fallu à peine deux heures pour que la décision soit prise de fermer tous les aéroports canadiens à la suite des fermetures américaines. Plus tard, ce sont des files interminables de camions à la frontière qui nous ont fait prendre conscience des répercussions immédiates de l’événement pour nos activités économiques. Il est inévitable que les Américains voudront imposer des contrôles plus stricts dans le transit de véhicules et de personnes d’un pays à l’autre. Nous aurons donc bientôt à choisir entre des délais accrus dans le passage de la frontière canado-américaine et de nouvelles mesures de contrôle commun aux autres postes frontaliers. Dans le premier cas, si l’on considère qu’environ 25 000 camions traversent la frontière commune quotidiennement et que nos échanges s’élèvent à près de deux milliards $ par jour, on peut imaginer que les pertes engendrées par des délais peuvent facilement s’élever à des centaines de millions $ par jour. Dans le second cas, cela signifiera sûrement une diminution de la souveraineté canadienne, éventuellement une union douanière qui faciliterait le passage de la frontière canado-américaine au prix de la présence de nombreux inspecteurs américains sur notre sol, surtout aux autres postes frontaliers canadiens. Entre le maintien d’une économie qui repose à 85% sur les échanges avec les États-Unis et des éléments de souveraineté, je crains que le choix ne s’impose de lui-même. Entre le maintien d’une
économie Cela nous amènent à prendre conscience de notre énorme interdépendance nord-américaine. Ce qui est arrivé la semaine dernière nous est arrivé à nous, Québécois, Canadiens. Plusieurs ont crié, peut-être abusivement, au Canada anglais: « Nous sommes Américains ». Beaucoup moins au Québec, pourtant mieux disposé à l’intégration continentale. Il faudra bien, malgré tout, nous résigner à constater l’évidence: nous participons à un grand ensemble nord-américain, pour le meilleur ou pour le pire. Sans doute nous pouvons et nous devons conserver notre esprit critique envers le gouvernement et les institutions du pays voisin. Nous devons le faire cependant en songeant qu’elles sont les nôtres pour une bonne part. Nous allons bientôt nous en rendre compte, peut-être de façon dramatique. Note aux lecteurs: la version abrégée de ce texte a paru dans le quotidien Le Soleil, de Québec. |