Un nouveau visage pour la Grande Europe de demain: les divergences franco-allemandes par Benoît Lapointe, avocat
|
Il
s’agit de l’une des plus émouvantes photos de la diplomatie du
dernier siècle: réunis dans un cimetière, deux hommes, dont un géant,
côte à côte, se tiennent la
main. Derrière eux, une multitude de croix blanches; devant, un monument
aux morts. Le cimetière
n’est pas banal: il s’agit de celui de Verdun, où se déroula l’un
des plus sanglants épisodes de la Grande Guerre.
Les deux hommes: Helmut Kohl, chancelier de la République fédérale
d’Allemagne (RFA), et François Mitterrand, président de la République
française. Leur geste est hautement symbolique: en se retrouvant, le 22
septembre 1984, sur l’une des scènes les plus éloquentes de l’âpreté
des conflits ayant marqué les relations franco-allemandes entre la
seconde moitié du XIXe et la première moitié du XXe
siècles, les deux hommes d’État désirent souligner la bonne entente
qui règne entre leurs pays depuis la fin du dernier conflit mondial et
faire table rase des épreuves passées. L’autre
cliché, pris plus de seize ans plus tard, le 31 janvier 2001, dégage
beaucoup moins de lyrisme: cinq hommes, attablés dans un restaurant de
Blaesheim, petit village près de Strasbourg, dégustent une choucroute.
Leurs visages s’efforcent d’afficher une mine cordiale, mais l’on ne
peut s’y tromper: ils ne sont pas tout à fait à l’aise; on les sent
tendus. En vérité, ces hommes à l’air faussement réjoui sont réunis
dans le but de dissiper un climat récent de malaise et de tension entre
les deux pays. Il s’agit, d’une part, de Jacques Chirac, Lionel
Jospin et Hubert Védrine, respectivement président, premier
ministre et ministre des affaires étrangères français, d’autre part,
de Gerhard Schröder, chancelier allemand, accompagné de son
ministre des affaires étrangères, Joschka Fischer. Les
seize années qui se sont écoulées entre les deux photos peuvent paraître
bien courtes dans l’histoire diplomatique de l’Europe; en réalité,
un monde sépare la prise des deux clichés: les hommes ne sont plus les mêmes,
certes, mais, par-dessus tout, le mur qui divisait Berlin s’est écroulé,
symbole de l’effondrement du collectivisme qui, pendant quelques décennies,
avait présidé aux systèmes politiques, économiques et sociaux des pays
de l’Europe centrale et orientale.
Considérée dans ses proportions véritables, la chute du mur
constitua en fait un séisme qui a complètement bouleversé le paysage
diplomatique en Europe, et singulièrement l’articulation des rapports
entre la RFA et la France. Le
dîner de Blaesheim illustre à sa manière la difficulté présente des
relations franco-allemandes. Au cours des décennies qui ont suivi le
dernier conflit mondial, ces rapports ont traversé diverses phases, ayant
été tour à tour chaleureux (de Gaulle-Adenauer; Giscard
d’Estaing-Schmidt; Mitterrand-Kohl) ou plus distants (sous la
présidence de Georges Pompidou, notamment). Ils constituaient néanmoins,
en dépit de certaines périodes troubles, notamment au cours des semaines
ayant immédiatement suivi la chute du mur de Berlin, la pierre d’assise
sur laquelle l’Europe occidentale de l’après-guerre pouvait se
construire et progresser, principalement au sein des Communautés européennes,
plus tard de l’Union européenne. Ce socle reposait sur la
convergence des projets européens de la France et de l’Allemagne, qui
fait malheureusement défaut ces temps-ci. Cette situation est d’autant
plus dommageable pour l’Union européenne que celle-ci doit, avec
l’arrivée à terme de treize nouveaux États membres (dix de l’Europe
centrale et orientale, plus Chypre, Malte et la Turquie), concevoir un
projet d’architecture nouvelle si elle veut éviter de devenir une
organisation sclérosée. En
dépit des difficultés que traversent présentement leurs relations,
l’Allemagne et la France sont actuellement engagées dans un processus
de définition graduelle de leurs visions respectives du futur de
l’Union européenne élargie (II).
Celles-ci sont
toutefois fonction d’un contexte géopolitique qu’il est nécessaire
d’évoquer (I). Le projet
d’architecture nouvelle qui résultera du compromis des diverses
conceptions du devenir de l’Union élargie devrait se situer quelque
part entre les conceptions extrêmes exprimées en Allemagne et en France
(III). LE
NOUVEAU CONTEXTE DES RELATIONS FRANCO-ALLEMANDES
Les
événements qui se sont déroulés dans la nuit des 9 et 10 novembre 1989
ont révolutionné l’histoire contemporaine de l’Europe. Longtemps espérée,
la réunification des deux Allemagnes devenait, du coup, une réalité à
portée de main. Un an plus tard, le 3 octobre 1990, elle devenait
effective. Ses deux parties d’une même entité maintenant rassemblées,
l’Allemagne, déjà puissante au sein des Communautés européennes en
raison de la vigueur de son économie, allait désormais accroître son
influence en termes de population, puisque, avec ses quatre-vingts
millions d’habitants, elle devenait l’État le plus peuplé des
Communautés. Par ailleurs, en se libérant du joug communiste, les pays
d’Europe centrale et orientale autres que la République démocratique
allemande (RDA), qui partagent des affinités séculaires avec
l’Allemagne, allaient, de facto, augmenter la sphère
d’influence de celle-ci en Europe et, plus tard encore, au sein de
l’appareil institutionnel de l’Union européenne, lorsqu’ils feront
leur entrée officielle en tant que membres. Considérant la nouvelle
donne en Europe, l’Allemagne n’allait-elle pas être tentée par ses
anciens démons et graduellement se désolidariser des Communautés européennes,
pour profiter de sa suprématie retrouvée à l’Est?
Comment assurer l’intégration dans l’ensemble européen
d’une Allemagne en voie de réunification, tout en contenant son
influence? La
solution envisagée à l’époque par François Mitterrand fut la monnaie
unique, déjà préparée depuis longtemps, mais dont la mise en œuvre
fut accélérée lors du Conseil européen de Strasbourg de décembre
1989, en contrepartie d’un soutien officiel des Communautés européennes
à la réunification. Pour
manifester son attachement à la construction européenne, l’Allemagne
du chancelier Kohl accepta de sacrifier son deutsche mark, symbole de sa
puissance économique, en s’assurant néanmoins que la nouvelle monnaie
européenne comporte des garanties de stabilité équivalentes à celles
de la devise allemande. La
réponse à la montée en puissance de l’Allemagne consista donc à
approfondir l’intégration européenne dans le domaine monétaire, de façon
à ancrer l’Allemagne dans l’Europe, non plus seulement dans les
Communautés européennes, mais désormais dans une structure plus
importante qui les englobe, à savoir l’Union européenne, créée par
le traité signé à Maastricht le 7 février 1992. Une démarche analogue
avait été suivie lorsque, le 9 mai 1950, de façon à prévenir une éventuelle
renaissance guerrière de l’Allemagne, le ministre français des
affaires étrangères, Robert Schuman, sur la suggestion de Jean
Monnet, proposa à la RFA la création d’une autorité
supranationale chargée d’administrer la production de charbon et
d’acier des deux pays, ce qui a conduit, le 18 avril de l’année
suivante, à la signature du traité instituant la première Communauté
européenne. À
moyen terme, avec l’arrivée de treize nouveaux États dans l’Union
européenne, il est incontestable que l’Allemagne va devenir encore plus
puissante au sein de l’Union européenne. Aussi serait-on en droit de
s’attendre à ce que la France, à nouveau, propose à l’Allemagne une
intégration européenne plus poussée. Mais, curieusement, Paris ne fait
aucune démarche en ce sens. Les rôles sont plutôt inversés: c’est
maintenant l’Allemagne qui plaide pour plus d’intégration. La
France, paradoxalement, se fait tirer l’oreille, pour la raison que le
nouveau domaine que l’Allemagne, sans le dire explicitement,
souhaiterait désormais voir régi par le principe d’intégration,
concerne une matière à l’égard de laquelle l’Hexagone détient
traditionnellement un «avantage comparatif», à savoir la politique étrangère
et de sécurité. Le paradoxe tient au fait que la France s’est
traditionnellement déclarée favorable à une «Europe puissance»:
quoiqu’elle détienne un siège permanent (et un droit de veto
correspondant) au Conseil de sécurité des Nations Unies et possède
une force de dissuasion, la France, depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale, a pris conscience du fait qu’elle ne peut plus jouer seule
dans le camp des Grands. C’est
pourquoi elle a assigné à l’Europe un rôle de «multiplicateur
d’influence». Cette prétention a longtemps irrité les partenaires
européens de la France, qui croyaient y déceler des relents de
chauvinisme. Les Allemands étaient de ceux-là, qui cherchaient alors à
profiter de leur prospérité retrouvée. Dix
ans après la réunification, l’Allemagne s’est rapprochée de la
conception française de l’«Europe puissance». En particulier, sa
participation, en 1999, à la guerre du Kosovo, qui fut la première
intervention de ses soldats sur un théâtre d’opérations extérieur
depuis un demi-siècle, a fini par convaincre le chancelier Schröder que
l’Europe est avant tout une question de guerre et de paix.
Cette constatation faite, l’Allemagne de Gerhard Schröder, libérée
de toute tutelle internationale, aimerait jouer désormais sur la scène
diplomatique internationale un rôle correspondant à sa puissance.
Elle a toutefois conscience que ce rôle sera d’autant mieux
interprété qu’il trouvera une scène à sa mesure, en l’occurrence
l’Union européenne élargie à des pays qui lui sont traditionnellement
liés, diminuant d’autant l’influence coutumière de la France en matière
de politique étrangère et de sécurité. Il
ne s’agit pas là d’une subite conversion de l’Allemagne à l’intégration
politique de l’Europe. Ainsi, dès les premières phases de la réalisation de l’Union
économique et monétaire (UEM), qui conduira, le 1er
janvier 2002, à la mise en circulation de l’euro, certaines voix s’étaient
élevées, notamment au sein de la Bundesbank, pour réclamer une
intégration politique plus poussée.
L’on envisageait toutefois, au premier chef, la politique économique
des États membres. En
revanche, le 1er septembre 1994, c’est-à-dire quelques mois
après l’entrée en vigueur du traité sur l’Union européenne (1er
novembre 1993), le parti d’Helmut Kohl, la CDU (Union chrétienne-démocrate),
et son allié bavarois, la CSU (Union chrétienne-sociale), avaient
proposé d’accélérer l’intégration plus proprement politique de
l’Europe par la création d’un <noyau dur>, exclusif,
puisqu’il comprenait uniquement les pays fondateurs des Communautés
européennes, à l’exception de l’Italie. La France avait alors rejeté
cet appel, ou plutôt refusé d’en discuter, même si le premier
ministre de l’époque, Édouard Balladur, deux jours avant le dépôt
du document allemand, avait lui-même parlé d’une <Europe à géométrie
variable>, comprenant <plusieurs cercles>.
Le président Mitterrand n’endossait toutefois pas cette
conception. Berlin
revient aujourd’hui avec cette idée d’intégration politique,
envisageant le domaine de la politique étrangère et de sécurité telle
qu’on l’entend traditionnellement, de sorte que l’Europe puisse à
l’avenir parler d’une seule voix sur la scène internationale non pas
seulement dans les forums économiques et monétaires, mais, plus
largement, au sein de ceux qui traitent des questions de paix et de sécurité,
au premier chef l’Organisation des Nations Unies. Alors
qu’auparavant elle se faisait l’apôtre de l’idée d’«Europe
puissance», la France s’interroge aujourd’hui sur la pertinence de ce
concept: pourra-t-elle encore
faire entendre avec efficacité sa voix diplomatique dans une Union européenne
élargie à vingt-sept, voire trente membres, dont beaucoup font
traditionnellement partie de la sphère d’influence de l’Allemagne? Ne
conserverait-elle pas une influence plus grande en maintenant le statu quo
actuel? Autrement dit,
l’Europe peut-elle être encore, pour la France, un <multiplicateur
d’influence> si la politique étrangère et de sécurité devient régie,
à l’avenir, non plus par le principe de coopération
intergouvernementale, mais par celui d’intégration? Les positions adoptées
dans le cadre d’une politique étrangère et de sécurité intégrée ne
risquent-elles pas d’aboutir à la formulation du plus petit commun dénominateur
entre les diplomaties hétéroclites des nombreux États membres présents
et futurs de l’Union européenne? Tels
sont les termes dans lesquels se posent les propositions faites récemment
par l’Allemagne à l’endroit de la France en vue d’une intégration
européenne plus poussée. Examinons
plus en détail ces propositions allemandes, de même que les réponses
apportées jusqu’ici par la France. CONCEPTIONS
ALLEMANDE ET FRANCAISE DU DEVENIR DE L’UNION De
façon à bien saisir les différentes conceptions allemandes et françaises
sur cette question, il est opportun d’effectuer un bref retour sur
l’architecture du traité sur l’Union européenne. Cet instrument
conventionnel a édifié une structure fondée sur trois piliers: le
premier, central, est formé des Communautés européennes, qui reposent
principalement sur le principe d’intégration, c’est-à-dire
l’exercice en commun de certains attributs de la souveraineté des États
membres, en l’occurrence dans la sphère économique et, désormais, monétaire,
que ces derniers ont transférés aux institutions communautaires; à
l’inverse, les deuxième et troisième piliers, la politique étrangère
et de sécurité commune, ainsi que la coopération dans les domaines de
la justice et des affaires intérieures, sont fondés essentiellement sur
la coopération interétatique ou intergouvernementale. L’Allemagne
désirerait que le deuxième pilier soit désormais régi suivant le même
principe que le premier. La demande n’est pas formulée clairement par
ses dirigeants, mais c’est bien ce qu’ils ont en tête. Cependant, la
manière dont ce surcroît d’intégration s’articulerait reste encore
à déterminer. Les Allemands ont avancé certaines idées en ce sens, en
forme de propositions à la France, qui vont du projet bien articulé aux
déclarations d’intention. Évoquons-les sommairement. La
vision la plus audacieuse du projet européen a été exprimée par le
ministre allemand des affaires étrangères, Joschka Fischer, dans un
discours qu’il a prononcé à l’Université Humboldt de Berlin,
le 12 mai 1999. S’inspirant des idées de Jacques Delors, ancien
président de la Commission européenne, M. Fischer dresse le constat que
ce qu’il est convenu d’appeler la <méthode Monnet>, sur la base
de laquelle se sont construites les Communautés européennes et, au-delà,
l’Union européenne, en dépit des succès auxquels elle a conduit en
matière d’intégration économique et monétaire, s’est révélée
inadéquate en ce qui concerne l’intégration politique et la démocratisation
de l’Europe. Cette méthode a consisté à étendre le champ
d’intervention des Communautés à des domaines nouveaux, par le jeu des
solidarités créées. C’est suivant ce procédé que les Communautés
et, plus tard, l’Union européenne, sont nées et se sont développées:
en intégrant d’abord la production du charbon et de l’acier, puis en
y greffant des secteurs de plus en plus nombreux de l’économie des États
membres. Ce phénomène de contagion d’un secteur à un autre est allé
jusqu’à englober la compétence monétaire de certains États de
l’Union, mais il a trouvé là sa limite: dès lors que les sujets touchés
devenaient plus proprement politiques, la coopération
intergouvernementale retrouvait droit de cité, comme par un phénomène
naturel. La méthode Monnet avait certes pour ambition, par cette intégration
toujours plus poussée, d’en arriver graduellement à créer une fédération
européenne, mais la réalité présente - et surtout future - de
l’Union révèle l’incapacité du procédé à atteindre l’objectif
fixé au départ. Certes, le traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997, par
l’introduction du principe des <coopérations renforcées>, a
permis à certains États membres d’aller de l’avant dans certains
domaines, alors même que tous les États membres ne voudraient ou ne
pourraient pas le faire dans l’immédiat, et le traité de Nice du 26 février
2001 a éliminé les obstacles qui empêchaient cette coopération de
fonctionner; il n’en demeure pas moins, de l’avis de M. Fischer, que
les coopérations renforcées ne constituent pas une solution à long
terme pour répondre au double défi de l’élargissement et de
l’approfondissement de l’Union, car l’enchevêtrement de ces coopérations
et la non-participation de certains États membres risquent notamment de
la conduire à l’érosion. Ayant déjà atteint ses limites avec quinze
États membres, la méthode Monnet se révélera ainsi d’autant plus
inadéquate que l’Union européenne doublera ce nombre à moyen terme. De
façon à répondre au double défi auquel est confrontée l’Union européenne,
le ministre allemand des affaires étrangères propose rien de moins
qu’<un acte de refondation politique délibéré de l’Europe>,
à savoir que l’Europe passe de la confédération actuelle à
une fédération qui se fonderait sur un traité constitutionnel.
Pour y arriver, le ministre allemand propose une démarche à long terme
composée de trois étapes: tout d’abord, le développement des coopérations
renforcées; ensuite, la formation d’un centre de gravité,
d’une avant-garde constituée d’un noyau d’États, conduits
par l’Allemagne et la France, qui concluraient un traité
constitutionnel, au sein ou en dehors des traités actuels, portant création
d’une fédération européenne. Ce traité fondamental doterait la fédération
d’institutions d’intégration propres, c’est-à-dire d’un
Parlement, d’un président directement élu et d’un gouvernement qui,
au sein de l’Union, parlerait d’une seule voix au nom des membres du
groupe dans un nombre de questions aussi grand que possible. Cette
avant-garde, qui devrait être ouverte à tous les États de l’Union désireux
d’en faire partie, constituerait la locomotive du parachèvement de
l’intégration politique, son pouvoir d’attraction sur les autres
membres, qui viendraient à s’y joindre progressivement, permettant à
l’Union de franchir la troisième et dernière étape du processus,
celle de la fédération européenne élargie. Bien
que le discours de M. Fischer visait à provoquer une réaction de la part
de la France, de façon à relancer la construction européenne, sa
conception du devenir de l’Union était néanmoins purement personnelle.
Son projet n’a pas officiellement été endossé par le chancelier Schröder,
quoique celui-ci lui ait apporté un soutien discret. La vision des choses
du ministre allemand des affaires étrangères représente toutefois assez
fidèlement sinon la méthode du moins l’esprit dans lequel le
chancelier aimerait que s’engagent les futures discussions avec la
France sur l’avenir de l’Union élargie. C’est ainsi que
l’Allemagne, auparavant de manière plus feutrée (discours de M.
Fischer à Berlin, de M. Schröder devant l’Assemblée nationale française
à la fin de 1999), mais de façon plus explicite depuis le Conseil européen
de Nice des 7-11 décembre derniers, multiplie les appels du pied à la
France pour un approfondissement de l’intégration et une Constitution
européenne, notamment le 19 janvier dernier, lorsque le chancelier Schröder
a lancé, de la tribune du Bundestag (chambre des députés du Parlement),
une invitation formelle à la France. Nous
l’avons déjà mentionné, le chancelier ne le dit pas expressément,
mais le nouveau domaine d’intégration envisagé par Berlin concerne la
politique étrangère et de sécurité. Le chancelier avait d’ailleurs
repris à son compte l’idée d’«Europe puissance» lorsqu’il s’était
adressé, à la fin de 1999, devant l’Assemblée nationale française.
De façon à ce que l’Europe devienne de plus en plus un acteur
sur la scène internationale, la politique étrangère et de sécurité
doit, suivant l’Allemagne, nécessairement aller au-delà de la coopération
intergouvernementale. Tout
comme en 1994, lorsque la CDU et la CSU avaient lancé leur appel à la
constitution d’un <noyau dur>, la France, irritée de
l’insistance manifestée par l’Allemagne, a tout d’abord ignoré ses
invitations. Il faut dire que les préparatifs du Conseil européen de
Nice, de même que le Conseil lui-même, avaient mis à mal les relations
entre les deux pays. Le Conseil avait conduit à une sorte de bras de fer
entre la France et l’Allemagne, qui s’étaient affrontées en ce qui
concerne la pondération des voix au sein du Conseil des ministres de
l’Union, l’Allemagne demandant qu’on tienne compte de son poids démographique
plus grand que celui des autres États. Cet affrontement avait laissé de
l’amertume chez les dirigeants français. Par-delà
ces vicissitudes, la France se devait malgré tout de répondre aux appels
allemands, et s’est donc elle aussi engagée dans un processus visant à
dégager un projet concernant le devenir de l’Union européenne.
Toutefois, en raison de la cohabitation qui, depuis 1997, régit à
nouveau le système politique français, et des échéances électorales
du printemps 2002, le président Chirac et le gouvernement expriment séparément
leur conception. Même
si les derniers mois ont été riches en déclarations des dirigeants français
concernant le devenir de l’Union, leur démarche a tout de même commencé
depuis un bon moment. C’est ainsi que, le 27 juin 2000, dans une
allocution devant le Bundestag qui visait implicitement à répondre
à l’appel lancé par le ministre allemand des affaires étrangères, le
président français a fait part de sa vision du projet européen. M.
Chirac a une fois de plus mis de l’avant l’idée d’«Europe
puissance» cette Europe forte sur la scène internationale.
Mais, de façon à la concrétiser, M. Chirac a proposé qu’après
le Conseil européen de Nice de décembre 2000, qui devait clore la Conférence
intergouvernementale (CIG) réunie depuis le 14 février précédent
sur la réforme des institutions de l’Union dans la perspective de l’élargissement,
s’engage un processus d’approfondissement de la réflexion
institutionnelle. Cette dernière doit viser à rendre l’Union européenne
plus démocratique, à clarifier la répartition des compétences entre
les différents niveaux du système européen, enfin à ce que, dans
l’Union élargie, la capacité d’impulsion demeure. Durant cette période
que le président français qualifie de <grande transition>, au
terme de laquelle il souhaite que l’Union soit stabilisée dans ses
frontières et ses institutions, trois chantiers devront être engagés
simultanément: d’abord celui de l’élargissement, puis le lancement
d’un processus qui permette, au-delà de la CIG, de répondre aux
questions institutionnelles qui n’auront pas été résolues, mais aussi
- et c’est le plus important pour ce qui nous intéresse ici -
l’approfondissement des politiques, ou le développement des <coopérations
renforcées>, notamment dans le domaine de la politique de défense et
de sécurité, à l’initiative des pays qui, groupés autour de
l’Allemagne et de la France en un <groupe pionnier>,
souhaiteraient aller plus loin ou plus vite dans l’intégration. Le président
français emploie effectivement ce dernier mot, mais, ailleurs, parle de
<coopération> et de <coordination>. En fidèle héritier de la pensée du général de Gaulle,
c’est en vérité cette forme lâche d’exercice en commun de certaines
compétences étatiques qu’il a à l’esprit, puisque, à défaut de
donner des pouvoirs supplémentaires aux institutions de l’Union, et
notamment à la Commission européenne, il envisage uniquement la création
d’un mécanisme de coordination souple, un secrétariat chargé de
veiller à la cohérence des positions et des politiques des États
membres du <groupe pionnier>, qui devrait rester ouvert à tous ceux
qui souhaitent le rejoindre. Par ailleurs, M. Chirac ne croit pas nécessaire
que les États de ce groupe concluent entre eux un nouveau traité, car ce
serait ajouter un niveau supplémentaire à une Europe qui en compte déjà
beaucoup selon lui. Au
terme de ce processus, qui prendra quelques années, et auquel seront
associés les gouvernements et les citoyens, à travers leurs représentants
au Parlement européen et dans les Parlements nationaux, les
gouvernements puis les peuples seraient appelés à se prononcer sur un
texte qui deviendra la première <Constitution européenne>; en
fait, sur un traité qui ne créera pas une véritable fédération européenne,
mais rendra plus démocratique et lisible la confédération existant
actuellement au sein de l’Union. C’est en ce sens que l’on peut
comprendre le refus exprimé par M. Chirac, dans son allocution, de conférer
un visage à l’Europe de demain, car celui-ci résultera, selon lui, du
débat et de la négociation, et surtout de la volonté des peuples. En
effet, dit-il, «...le rythme de la construction européenne ne se décrète
pas. Il résulte, pour une large part, des progrès, parmi nos peuples, du
sentiment d’identité et d’appartenance européennes […].»
Aussi n’est-il pas encore possible de dessiner la physionomie
future de l’Union européenne. Mais, quoiqu’il ne le dise pas, il est
clair pour M. Chirac que les citoyens de l’Union sont bien loin
d’accepter l’idée d’une fédération. Postérieurement
au dîner de Blaesheim, M. Chirac, de même que le gouvernement, se sont
exprimés concernant le visage futur de l’Union élargie, le premier
pour préciser sa vision, le second, à l’instigation de la formation
politique principale de la majorité plurielle (Socialistes), pour enfin
tracer l’ébauche de ses vues sur le sujet. Il faut dire, pour expliquer
que le gouvernement, après avoir longtemps gardé le silence, s’exprime
aujourd’hui sur ce point, que la France est à une année des élections
présidentielle et législatives, au cours desquelles la question européenne
viendra au-devant de la scène. D’ailleurs, bien que l’on soit en période
de cohabitation, au cours de laquelle, à l’instar des deux précédentes
(1986-1988 et 1993-1995), le président conserve un rôle prééminent en
matière de politique étrangère, dans la pratique, la coopération entre
président et gouvernement est indispensable à toute action en cette matière.C’est
pourquoi le gouvernement peut lui aussi faire valoir ses vues sur la
question européenne. Le
président français est ainsi revenu sur sa conception du projet européen,
le 9 février dernier, à Cahors (Lot), lors d’un sommet
franco-britannique: «[…]
j’observe, en écoutant, en regardant, que tout nous conduit à
approfondir la démarche européenne, à approfondir l’Europe. À nous
intégrer davantage. […] Nous voyons bien que, si nous voulons conserver
notre place dans le monde, si nous voulons
maintenir nos valeurs et les défendre le cas échéant, nous
devons être organisés. Je crois que plus personne ne le conteste [..].
[…]par voie de conséquence, cette plus grande intégration, cet
approfondissement nous conduisent effectivement vers ce que certains
pourraient appeler une Fédération d’États-Nations.» Il
ajoute toutefois une précision importante: «Si
je parle de Fédération d’États-Nations, je dis tout de suite que je
ne fais référence à aucun principe revendiqué par les uns ou les
autres. Je crois que la véritable notion sortira du débat démocratique.
C’est en s’appuyant sur ce débat que l’on pourra le définir.» Fidèle
à sa logique, M. Chirac, bien qu’il parle d’intégration et de fédération
d’États-nations, souligne bien, avec cette dernière remarque, sa préférence
pour le renforcement des coopérations entre les États de l’Union, donc
pour le maintien de la confédération actuelle, ou d’une fédération
tellement squelettique qu’elle n’aurait de fédéral que le nom. Pour
être plus précis, le président souhaite et anticipe que les Français
seront de son avis. Le
premier ministre Jospin, pour sa part, ne voulant pas que M. Chirac et,
plus largement, la droite française, monopolisent le débat sur
l’Europe, rompt graduellement le silence qu’il observait sur la
question. Après que
plusieurs membres de sa formation politique (Socialistes) se soient exprimés
sur le sujet, il a d’abord laissé au ministre des affaires européennes,
Pierre Moscovici, le soin de lui ouvrir la voie. S’exprimant au
cours d’un colloque tenu le 7 février dernier à l’Assemblée
nationale française, M. Moscovici, insistant sur les limites de la méthode
intergouvernementale, s’est prononcé pour la constitution d’un
<noyau dur>, mais contre des traités et des institutions spécifiques
à celui-ci. Le ministre a ainsi suggéré une <troisième voie>
entre l’intégration européenne totale et le recours aux méthodes
purement intergouvernementales, mais sans en préciser le contenu. M.
Jospin, de son côté, s’exprimant pour la première fois sur le sujet
lors du sommet franco-britannique de Cahors, a endossé l’idée d’une
fédération d’États-nations. Toutefois, à la manière de
M. Chirac, lui aussi s’en est remis au débat démocratique pour
préciser cette notion, tout en indiquant, à l’adresse implicite des
Allemands, à ses yeux trop pressés, qu’il ne faut pas précipiter ce débat,
et qu’il y a donc lieu d’attendre 2004, c’est-à-dire la convocation
de la nouvelle Conférence intergouvernementale décidée par le Conseil
européen de Nice. M.
Jospin explicitera avant l’été sa conception du devenir de l’Union.
Elle pourrait bien résider dans cette <troisième voie> non
définie évoquée par M. Moscovici. Celle-ci se situerait à mi-chemin
entre la conception de M. Chirac, axée sur le développement de la coopération
intergouvernementale, et celle du chancelier Schröder, partisan d’une
intégration plus poussée, au premier chef en matière de politique étrangère
et de sécurité. Mais est-ce une solution réaliste et susceptible de répondre
adéquatement au double défi de l’approfondissement et de l’élargissement
de l’Union européenne? LES
SOLUTIONS ENVISAGEABLES AU DOUBLE DÉFI DE L’ÉLARGISSEMENT ET DE
L’APPROFONDISSEMENT
Avec
un nombre d’États membres qui doublera d’ici quelques années, il est
indispensable que l’Union européenne, afin de conserver sa capacité
d’impulsion et éviter l’érosion,
recompose son architecture. À cet égard, il est impératif qu’elle
aille au-delà du renforcement de la coopération intergouvernementale.
Les résultats plus que décevants atteints par l’Union en matière de
politique étrangère et de sécurité commune constituent, en ce sens,
l’illustration la plus éloquente du caractère inadéquat de cette méthode
en regard de l’acquisition éventuelle, par l’Union, d’un statut de
puissance globale pouvant faire contrepoids aux États-Unis. Mais ce ne
sont pas tous les pays de l’Union qui ont intérêt à l’affirmation
d’une «Europe puissance». Certains sont satisfaits de l’état actuel
des choses, d’une prédominance des États-Unis dans la conduite des
affaires du monde. Aussi est-il primordial que les pays souhaitant aller
plus loin et plus vite dans l’intégration aient la possibilité de le
faire, et ce sans que les autres États membres puissent les en empêcher,
bien qu’il faille prévoir la possibilité que ces derniers se joignent
au <groupe pionnier> ou au <noyau dur> lorsqu’ils le désireront.
Dès lors, quelle architecture convient-il de dessiner afin de
concilier, dans le cadre de l’Union élargie, l’intégration plus
poussée désirée par ce groupe de pays, et l’attentisme, voire
l’immobilisme, voulu par les autres? Le
traité sur l’Union européenne du 7 février 1992 a réussi à résoudre
ce dilemme dans le cas particulier de la réalisation de l’UEM.
En cette matière, un certain nombre d’États membres (en
l’occurrence, la très grande majorité) ont en effet transféré à des
institutions communautaires leur compétence en matière monétaire.
L’ensemble des États de l’Union ne furent pas contraints de
s’engager dans l’UEM, ou de franchir les étapes de sa réalisation au
même rythme, voire aptes à s’engager. C’est pourquoi certains pays
ne mettront pas l’euro en circulation sur leur territoire le 1er
janvier 2002. Néanmoins, le pouvoir d’attraction de l’UEM a été si
fort que douze des quinze États membres introduiront l’euro à cette
date, ce qui fait déjà de l’UEM une réussite, sans compter que son
pouvoir attractif incitera probablement les trois autres pays à
participer à l’UEM dans un avenir pas trop éloigné. Cet
exemple d’un nouveau secteur d’intégration à engagement différé ou
à rythme modulé pourrait servir de modèle dans d’autres domaines pour
lesquels l’Union européenne déciderait d’appliquer le principe
d’intégration, spécialement la politique étrangère et de sécurité
commune. L’un de ses avantages principaux serait de ne pas avoir à
modifier radicalement la structure du traité sur l’Union européenne.
Il n’y aurait qu’à déplacer l’un des deux piliers régis par le
principe de coopération interétatique, pour le faire entrer dans la sphère
de l’intégration. Il convient donc de s’inspirer des réussites
obtenues dans le cadre de l’UEM pour éviter d’avoir à bouleverser
une architecture déjà critiquée pour sa complexité. En
ce sens, la conception de M. Chirac, bien qu’elle ne soit pas en mesure
de répondre au double défi de l’élargissement et de
l’approfondissement, s’avère, au niveau de la méthode, plus réaliste
que celle de M. Fischer. Elle évite du moins d’avoir à résoudre la
question complexe de l’articulation des rapports entre les pays formant
l’avant-garde de la fédération d’États-nations au sein de l’Union
élargie et l’Union elle-même. Toutefois, outre leur problème de fond,
les <coopérations renforcées> soulèvent également la difficulté
technique posée par le risque que, suivant les domaines, l’on aboutisse
à la création de plusieurs <noyaux durs>, ce qui rendrait encore
plus opaque le fonctionnement d’une Union qu’il s’agit au contraire
de simplifier. Il est cependant possible de régler ce problème
d’enchevêtrements potentiels en s’inspirant de l’UEM, du moment que
les nouveaux domaines d’intégration demeurent assez larges dans leur
portée. Le
réalisme doit d’ailleurs s’imposer lorsque l’on envisage
l’architecture qui conviendrait à l’Union élargie pour qu’elle puisse conserver sa capacité
d’impulsion. Même si un
sondage récent (réalisé sous la coordination de l’Institut
Louis-Harris pour Le Monde entre les 14 et 20 décembre
2000, c’est-à-dire après le Conseil européen de Nice) effectué dans
huit des quinze pays de l’Union européenne, indique que les Européens
semblent accueillir de façon relativement positive le projet de création
d’une fédération européenne esquissé par Joschka Fischer, il demeure
que le projet du ministre allemand des affaires étrangères est, pour
l’heure, trop ambitieux. Comme l’exprimait Valéry Giscard
d’Estaing, ancien président de la République française, dans un
entretien qu’il accordait au Monde le 9 février dernier, ni le
projet de M. Fischer ni celui de M. Chirac ne sont crédibles. D’un côté,
le projet du ministre allemand des affaires étrangères n’est pas réalisable,
car il n’est pas possible de fédérer la <Grande Europe>. M.
Chirac, pour sa part, serait pour une organisation de type
intergouvernemental de cette <Grande Europe>; mais sa réalisation
n’est pas davantage faisable, car le <groupe pionnier> qu’il préconise
n’aurait pas un caractère fédéral. Compte tenu, d’une part, du
nombre élevé de membres présents et futurs de l’Union européenne,
d’autre part de leur degré d’ardeur différent à l’endroit de la
construction européenne, il serait plus réaliste de penser que l’Union
européenne en viendra à adopter une formule mitoyenne entre la position
de M. Schröder et celle de M. Chirac, c’est-à-dire qui irait dans le
sens de la <troisième voie> évoquée par le ministre français des
affaires européennes, Pierre Moscovici.
D’ailleurs, le sondage dont nous venons de parler montre, plus généralement,
qu’une majorité de sondés approuvent toutes les perspectives de
renforcement de l’intégration. Reste que l’on se trouve, pour l’heure, uniquement devant des projets de recomposition de l’architecture de l’Union élargie. Après que ceux-ci auront été précisés au terme du processus de consultation de leur population déjà amorcé, les dirigeants français et allemands vont ensuite s’efforcer de les concilier, de manière à en arriver à un compromis acceptable pour les deux pays. Celui-ci formera la base des discussions qu’ils engageront avec les autres États membres et les pays candidats à l’adhésion. Cependant, malgré le désir du chancelier allemand, qui souhaiterait que les échéances électorales nationales de 2002 ne retardent pas le processus de redéfinition du visage de l’Union élargie, il est indéniable que les élections présidentielle et législatives françaises du printemps 2002 vont freiner le mouvement. Cette contrainte, qui s’ajoute d’ailleurs à celle découlant des élections législatives fédérales allemandes de septembre 2002, obligera Berlin à ralentir sa poussée en faveur d’une intégration politique de l’Europe. Dans l’intervalle, les dirigeants des deux pays mettront certes à profit les mois qui viennent pour affiner leurs vues et propositions, mais ils s’efforceront aussi de rétablir leur confiance mutuelle, ce qu’il ont déjà commencé de faire depuis le dîner de Blaesheim. Un tel raccommodement est indispensable, car la bonne marche du moteur franco-allemand s’avère une condition sine qua non à la réalisation d’un quelconque projet d’architecture nouvelle pour l’Union élargie. |