Coopératives
et mondialisation Investir l’un pour s’approprier l’autre par Daniel Allard
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«J’ai
visité 75 pays ces trois dernières années.» Roberto Rodrigues,
dans un français plus que respectable, veut bien montrer que son analyse
de la mondialisation tient du concret. Ce Brésilien d’origine, agronome
de formation et aussi professeur d’université depuis 1967, était invité
à Québec en tant que président de l’Alliance coopérative
internationale (ACI). Une fonction pour laquelle il a été élu la
première fois en 1997. Invité spécial, dans le cadre de la Semaine du développement international, il a fait salle comble à l’Université Laval, le 7 février dernier, au grand plaisir de Nicole Lacasse, la titulaire fondatrice de la Chaire Stephen Jarislowshy en gestion des affaires internationales hôtesse de l’événement. «Si le mariage «coopérative» et «développement» a semblé longtemps couler de source, l’association des mots «coopératives» et «mondialisation» amène de sérieuses questions. Le modèle coopératif, dans ses fondements même, est-il adapté? Peut-il être encore efficient pour asseoir le développement dans le contexte de la mondialisation?» Cette introduction du professeure Lacasse n’a pas mis longtemps à trouver ses réponses dans la bouche d’un homme convaincu. D’ABORD
UN CONSTAT PESSIMISTE «La
globalisation économique, c’est le triomphe du marché sur les hommes»,
lance rapidement Roberto Rodrigues. Il se rappelle encore très bien les
douleurs causées par l’ouverture des marchés, par la privatisation à
outrance, observées lors de son dernier passage en Europe orientale. «La
solidarité, l’éthique, le collectivisme cèdent graduellement la place
à l’ambition, à l’égoïsme et à l’individualisme, ce qui est à
l’origine du fait que les riches - autant les pays que les institutions
que les personnes - sont incapables d’aider à résoudre les problèmes
réels des plus faibles. Et tout cela aboutit à la sensation terrifiante
que la PAIX est en péril, que nous sortons des temps de sérénité et
que nous entrons dans une autre période d’obscurantisme. Il y a même
des prophètes qui jurent que nous retournons au Moyen-Âge quand les
privilégiés se protégeaient dans des forteresses bien à l’abri des
hordes d’exclus faméliques, désespérés qui, ayant rien à perdre,
risquaient le tout. Je ne partage pas cette vue mais il est vrai que
l’idée d’une PAIX fragile et difficile à maintenir me fait peur. Il
en découle que la démocratie elle aussi, où qu’elle soit installée,
est également fragile à maintenir», analyse-t-il froidement.
«...la
chute du mur de Berlin a été une date symbolique pour l’Humanité...
on a assisté au mariage de la globalisation économique avec le libéralisme
commercial, genèse de deux monstres apocalyptiques qui chevauchent de par
le monde sans connaître de frontières:
Soeurs
siamoises, ces monstres sont responsables de la destruction des valeurs
fondamentales de l’équité», poursuit-il. Avec
la disparition du Mur de Berlin et du monde bipolaire, le mouvement coopératif
mondial a d’ailleurs refait les tables de ses principes. Un ajustement
de tir qui fut officialisé à Manchester, aux assises de 1995. Après
s’être présenté jusqu’alors comme une «autre rive» entre le
capitalisme et le socialisme, le mouvement coopératif choisit alors de
dorénavant s’offrir comme une «autre marche à gravir». Il
est encore tôt pour évaluer si l’image du mouvement coopératif
traversera positivement la période post-guerre froide, qui vient juste
d’atteindre la décennie. Roberto Rodrigues ne s’en fait de toute façon
pas du tout avec le jugement de l’histoire. S’il demeure un militant
infatigable et respecté, c’est parce qu’il a l’espoir. Il garde
l’espoir et la certitude que ses efforts dans le mouvement coopératif
contribuent à bâtir un monde meilleur pour tous. L’ESPOIR
GRÂCE AU MOUVEMENT COOPÉRATIF «En
tant qu’agents silencieux du BIEN, des coopératives de tous les
secteurs créent des emplois à travers le monde, combattant ainsi
l’exclusion sociale. Elles rassemblent des personnes individuellement très
faibles et les transforment en des ensembles puissants capables de freiner
la concentration de la richesse. Avec fermeté et détermination, les coopératives
se transforment en des bastions de récupération de la démocratie et de
la PAIX, même sans manifester un désir explicite de parvenir à une
telle fin», discourt-il encore. «Qu’il
nous soit permis de rêver à haute-voix: nous sommes 800 millions de
membres de coopératives à travers le monde. Avec nos familles... nous
constituons l’armée la plus puissante que de tout temps l’Humanité a
pu assembler, capable de défendre la démocratie et la PAIX. Oui, nous
pouvons! Nous pouvons améliorer l’héritage de nos descendants... Il
suffit de le vouloir... Qui plus est, nous avons une base académique
moderne pour accomplir la pratique de la démocratie économique qui nous
est déjà familière», argumente Roberto Rodrigues. La
base économique moderne à laquelle il fait ici référence a
effectivement tout pour vivifier le discours des promoteurs de la formule
coopérative. Son origine a même quelque chose de fascinant. L’économiste
Amartya Sen, récipiendaire du prix Nobel d’économie en 1998,
suivant la pensée de Putnam et d’autres chercheurs, a essayé de
trouver une solution à la complexe équation de l’exclusion versus la
concentration de la richesse. Son résultat: la solution à ce problème
pointe vers le capital social comme élément important dans la
croissance équitable des économies. Jusqu’alors,
les économistes indiquaient généralement quatre autres formes de
capital comme responsables du développement:
Mais,
après Putnam et ses études démontrant les rapports entre le capital
social et le développement différencié du sud et de nord de l’Italie,
Amartya Sen affirma qu’il n’est pas de développement sans
l’accroissement des libertés fondamentales des citoyens. Le capital
social c’est «la colle invisible qui maintient la cohésion des
sociétés... cohésion [qui] repose sur la confiance entre les
personnes ainsi que sur le réseau de rapports entre elles et les groupes
sociaux qui forment les communautés», image brillamment Roberto
Rodrigues. La
découverte de l’importance du capital social face au potentiel de développement
est une chose. Son usage concret en est une autre. Comment stocker le
capital social? Comment stocker la confiance des gens, la cohésion et les
rapports? Pour
le président de l’ACI, la réponse est simple: Dans les coopératives.
«Elles sont le coffre-fort où stocker le capital social», image-t-il
encore. Et poursuivant avec la même logique, il enchaîne en lançant
naturellement: «Nous sommes le pont entre le marché et le bonheur
des gens». La
foi de Roberto Rodrigues n’est cependant pas aveugle: «La coopération
constitue donc la preuve tangible de la thèse de Amartya Sen. Et la coopération,
bien organisée et orchestrée, constitue la meilleure façon de tisser
partout une cohésion sociale universelle... [Mais]...à cette fin, nous
devons organiser nos coopératives avec rigueur et professionnalisme, les
rendre compétitives et efficaces, comme se doit toute entreprise insérée
dans le marché.» Et à ses yeux, ceci n’exclut pas les opérations de
fusion, bien au contraire: «...il est impératif que nos entreprises
implantent des procédés de fusion et d’incorporations afin de réduire
les coûts», poursuit-il, exemple à l’appui. En Scandinavie, les coopératives
font des alliances transnationales, en Suède et en Norvège par exemple,
et arrivent à tenir tête à des entreprises comme Carrefour. Ce
que malheureusement les dix-neuf coopératives laitières de sa propre
province de Sao Paulo, au Brésil, tardent à faire. Résultat: elles se
voient maintenant contraintes à la disparition avec les rachats que font
des multinationales comme Parmalat, qui les font ensuite disparaître! Pourquoi
le système coopératif est-il meilleur? «Parce qu’il ne cherche pas le
profit pour lui-même», répond Roberto Rodrigues, qui par ailleurs
n’accepte pas l’image passéiste que certains accolent au mouvement
coopératif face au capitalisme triomphant de l’époque actuelle. Pour
lui, l’image passéiste du coopératisme n’est pas la vérité,
surtout à cause des valeurs. «Personne n’accepte aujourd’hui de tuer
les valeurs de solidarité. Personne ne veut être isolé. Et seul le coopératisme
a les valeurs de démocratie, d’éthique et de solidarité dans ses
principes constitutifs.» À ses yeux, seules les coopératives sont
capables de freiner la concentration de la richesse. «On a une
responsabilité politique, qui n’est pas idéologique, de défendre la
paix et la démocratie... Si nous réussissons, nous serons les
patrons de la démocratie et de la paix autour de nous», a aussi lancé
monsieur Rodrigues. Des
paroles particulièrement profondes, qui se sont rendu directement aux
oreilles d’Alban D’Amours, le président du Mouvement
Desjardins, et de Ghislain Paradis, le pdg de Développement
international Desjardins, qui s’étaient d’ailleurs déplacés
pour entendre les idées du conférencier. Le premier ayant même un intérêt
particulier: «C’est Claude Béland qui préside le comité
bancaire de l’ACI, ce jusqu’à la prochaine rencontre de Séoul, fin
2001, où il terminera son mandat. À ce moment-là, je vais prendre la
relève, pas à titre de président du comité - ce sera probablement un
Européen qui sera choisi - mais comme membre pour Desjardins» a-t-il
expliqué au sortir de la salle. |