La
crise de la vache folle en Europe par Benoît Lapointe
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Les
images ne laissent pas indifférent: des parents transportent leur fils et
le déposent sur un lit. Arnaud,
dix-neuf ans, est en piteuse condition: la chair flasque, le regard perdu,
incapable de communiquer, égaré, dans un état préparatoire à une mort
annoncée. Ce sont ces images bouleversantes que l’on a pu voir à la télévision
française au début de novembre dernier. Les
parents d’Arnaud paraissent consternés. Même si le diagnostic ne peut
encore être établi avec certitude (il faudra attendre l’autopsie!),
leur fils est la troisième personne en France atteinte par la nouvelle
forme de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, due à la transmission de
l’agent de la maladie de la vache folle. Qu’a bien pu faire Arnaud
pour contracter cette maladie? Il s’est tout simplement adonné à
l’un de ses plaisirs favoris, celui de se rendre au fast-food
pour y consommer des hamburgers. Ce
jeune Français compte parmi les nombreuses victimes de cette nouvelle
maladie. Uniquement pour la Grande-Bretagne, une équipe de chercheurs
dirigée par le professeur Roy M. Anderson, de l’Université
d’Oxford, estime que leur nombre pourrait se situer entre 63 000 et
136 000. Si ces sombres pronostics se confirmaient, la crise de la vache
folle atteindrait les proportions d’une véritable tragédie humaine
pour ce pays et, dans une moindre mesure, pour les autres États de l’Union
européenne, car tous ont importé de Grande-Bretagne, au pire moment,
c’est-à-dire entre1985 et 1995, les farines animales mises en cause
principalement dans la transmission de la maladie. Ce drame est
susceptible de dépasser largement le cadre de l’Union européenne,
puisqu’il appert que les farines britanniques contaminées ont été
exportées dans 69 pays, outre les trois millions de bovins vendus par la
Grande-Bretagne dans 36 pays. On ne s’étonne donc pas qu’un
Sud-Africain soit décédé de la nouvelle forme de la maladie de
Creutzfeldt-Jakob. Les
images d’Arnaud diffusées par la télévision française s’inscrivent
dans un contexte particulier: la crise de la vache folle constitue de
nouveau l’un des sujets les plus chauds en Europe, après avoir défrayé
la chronique d’abord au milieu des années 80, puis au cours des années
90, de sorte que l’on parle aujourd’hui d’une «troisième
crise de la vache folle». Chaque semaine, pour ne pas dire chaque
jour, apporte son lot d’éléments nouveaux. Si l’on fait exception du
cas d’Arnaud, les médias ont toutefois tendance à occulter le véritable
drame humain découlant de la crise de la vache folle, c’est-à-dire les
personnes actuellement ou potentiellement atteintes de la nouvelle forme
de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, pour mettre plutôt l’accent sur le
désarroi des divers intervenants de la filière bovine, victimes de préjudices
d’ordre économique résultant des mesures prises aux niveaux national
et européen dans le but d’enrayer la propagation de l’épidémie.
L’affaire de la vache folle englobe certes de nombreux aspects, dont les
volets politiques, économiques et commerciaux ne sont pas les moindres.
Il faut toutefois se garder de reléguer à un second plan les importants
aspects de santé publique que son développement a permis de mettre en
lumière. C’est sur ce plan que l’affaire de la vache folle est riche
d’enseignements: elle révèle l’inadéquation du productivisme
sous-jacent à la politique agricole commune (PAC) depuis sa création,
qui rend nécessaire la mise en œuvre d’une réforme en profondeur de
la PAC allant jusqu’à ses fondements. De
manière à pouvoir réfléchir sur cette question, il s’avère
cependant primordial de retracer sommairement les origines et le développement
de la maladie de la vache folle et de la nouvelle forme de la maladie de
Creutzfeldt-Jakob, puis de brosser un rapide tableau des réponses ayant
été apportées, au fur et à mesure du développement de cette troisième
crise de la vache folle, par les autorités nationales, d’une part, et
le Conseil européen des ministres de l’agriculture, d’autre
part. GENESE
ET DÉVELOPPEMENT D’UN PROBLEME SANS PRÉCÉDENT DE SÉCURITÉ
ALIMENTAIRE Au
cours des années 1920 et 1921, le docteur Creutzfeldt puis le
docteur Jakob ont identifié une démence sénile se distinguant
des autres maladies neurodégénératives, et en particulier de la maladie
d’Alzheimer, notamment par son évolution très rapide. Les malades
qu’ils ont alors examinés souffraient de ce qu’on appelle
aujourd’hui la maladie de Creutzfeldt-Jakob (MCJ) sporadique. La
MCJ est une maladie mortelle, pour laquelle il n’existe actuellement
aucune thérapeutique, en dépit des nombreuses recherches menées en ce
sens. Il s’agit de la première des maladies dites à prions (particules
infectieuses protéiques) que l’on a identifiées, et qui ont en commun
d’être des maladies cérébrales, transmissibles sans être pour autant
contagieuses, de longue incubation mais de développement rapide lorsque
les premiers signes cliniques sont identifiés. Ses principaux
dysfonctionnements consistent en la perte de neurones dans le cerveau et
en la formation de trous qui donnent au tissu cérébral l’aspect
d’une éponge. Depuis
l’époque des docteurs Creutzfeldt et, les chercheurs ont identifié
d’autres formes de la maladie, dont, plus récemment, celle qui nous intéresse
ici, c’est-à-dire le «nouveau variant», ou variante de la maladie de
Creutzfeldt-Jakob (vMCJ), liée à la consommation de bœuf infecté par
le prion pathologique de l’encéphalopathie spongiforme (ESB, <B>
pour bovine), ou «maladie de la vache folle». C’est
en septembre1985 qu’un vétérinaire britannique détecta le premier cas
d’ESB. L’on se souviendra tous d’avoir vu, depuis, les images
maintes fois montrées à la télévision de cette pauvre vache hésitante,
tremblante, perdant progressivement l’équilibre, puis s’écroulant au
sol. L’année suivante, le gouvernement britannique admit officiellement
l’existence de cette maladie. En juillet 1988, il interdit
temporairement, puis définitivement en décembre, les farines carnées
(viande et os) dans l’alimentation des bovins, puisqu’un lien avait été
établi entre ces farines et l’ESB frappant le cheptel bovin
britannique. Puis, en août 1989, la France interdit l’usage des farines
carnées importées de Grande-Bretagne dans l’alimentation bovine, la
plupart des autres pays européens continuant néanmoins à les autoriser
jusqu’à la fin de 1990. Il faut savoir, à cet égard, que, jusqu’au
début des années 80, des solvants étaient utilisés dans le processus
de fabrication des farines carnées. C’est alors que les solvants furent
supprimés, et la température retenue pour «cuire» les farines abaissée,
ce qui a probablement permis à l’agent infectieux responsable de
l’ESB d’émerger chez les bovins avant de franchir la barrière des
espèces. En juillet 1990, la France interdit les farines carnées dans la
préparation d’aliments pour bovins, permettant toutefois leur
utilisation dans l’alimentation des volailles et des porcs. L’Union
européenne attendit quatre autres années pour adopter une telle mesure.
Toujours en 1990, alors que l’épidémie atteignit des sommets, la
France et l’Allemagne décrétèrent un embargo contre l’importation
de viandes bovines britanniques. À l’époque, un article du Lancet
avait évoqué une possible transmission à l’homme du prion
pathologique responsable de l’ESB par ingestion de produit contaminé. Dès
1987, certains scientifiques de renom avaient toutefois adressé des mises
en garde au gouvernement britannique, soupçonnant une possible corrélation
entre l’ESB et la vMCJ. En
mai 1995, la première victime de la vMCJ, Stephen Churchill, 19
ans, décède. Le gouvernement conservateur de John Major attendit
néanmoins le 20 mars 1996 - et neuf décès supplémentaires - pour
admettre, devant le Parlement, l’existence d’une possible transmission
à l’espèce humaine, par voie alimentaire, du prion pathologique
responsable de l’ESB. La réponse de l’Union européenne fut alors
d’interdire l’exportation du bœuf britannique, mesure qu’elle leva
en août 1999. C’est
donc en 1995 qu’ont été révélés les premiers cas de la vMCJ,
affectant cette fois non plus les personnes d’âge avancé, comme pour
la MCJ sporadique, mais les sujets jeunes. Il a toutefois fallu patienter
jusqu’en 1996, c’est-à-dire jusqu’à l’obtention des résultats
des autopsies des premières victimes, pour émettre le diagnostic, tant
les signes cliniques étaient différents de ceux qui caractérisent la
MCJ sporadique. Même
si, pour l’instant, aucune thérapeutique n’a été découverte, les
recherches se poursuivent intensément. Elles visent notamment à mettre
au point une méthode de dépistage au moyen de prélèvements sanguins,
de manière à diagnostiquer la durant sa longue phase d’incubation. Il
appert, en effet, selon les résultats préliminaires d’une étude
effectuée sur des moutons par des chercheurs britanniques, que la maladie
pourrait se transmettre par transfusion sanguine. À
ce jour, 86 sujets Britanniques sont décédés de la vMCJ. À la fin du
mois d’octobre 2000, 4,3 millions de vaches britanniques avaient été
abattues. Il n’est donc pas
étonnant que certains qualifient cette affaire du plus grand scandale
alimentaire de l’histoire britannique moderne. Problème sans précédent
dans l’histoire des maladies infectieuses et de la sécurité
alimentaire, l’affaire de la vache folle touche aussi, comme on l’a
dit, mais à des degrés divers, les autres États de l’Union européenne,
certes en pertes de vies humaines, mais aussi au cœur de leur secteur
agricole, d’une importance vitale pour un grand nombre d’entre eux. Comme
nous l’avons déjà mentionnée, l’affaire de la vache folle a connu
des rebondissements au cours des derniers mois. Ceux-ci ont eu la France
pour point de départ, en raison d’une série de circonstances qu’il
serait trop long d’énumérer ici, mais dont le principal élément a résidé
dans la découverte de nombreux nouveaux cas d’ESB dans le cheptel bovin
français. Cette augmentation est d’autant plus inquiétante qu’elle a
lieu en dépit de l’interdiction, en juillet 1990, par le gouvernement
français, de l’utilisation des farines carnées dans l’alimentation
des bovins, dont tout laissait croire qu’elles constituaient le vecteur
essentiel, sinon unique, de la transmission du prion pathologique de
l’ESB. En effet, les cas détectés en France concernent aujourd’hui
des animaux nés après juillet 1990. La progression de la maladie chez
ces animaux demeure mystérieuse, de sorte que l’on évoque sérieusement
aujourd’hui, même si elle n’est pas étayée scientifiquement, la
possibilité d’une troisième voie de transmission, qui s’ajouterait
aux deux autres déjà connues: la contamination alimentaire par des
farines infectées et la transmission de la vache au veau (voie dite
materno-fœtale). En d’autres mots, l’agent de l’ESB serait présent
dans l’environnement sans que l’on connaisse ni sa localisation ni le
mode de contamination des animaux. Si ce nouveau vecteur d’infection
existait réellement, l’épidémie deviendrait extrêmement difficile à
éradiquer. Cette
série de circonstances a conduit à une crise de confiance chez les
consommateurs français de viande bovine, entraînant dans son sillage une
importante chute des cours de cette denrée. Le gouvernement français fut
ainsi placé devant l’obligation de réagir, ce qui s’est traduit par
l’adoption de mesures dont nous parlerons plus loin. Les gouvernements
des autres États de l’Union européenne, face à l’inquiétude de
leurs consommateurs de viande bovine nationale et française, durent également
intervenir. L’Union européenne se devait donc d’encadrer ces diverses
mesures. L’inquiétude
exprimée en France à l’égard de l’augmentation des cas d’ESB
s’est d’ailleurs aujourd’hui répandue à l’ensemble des autres États
de l’Union européenne. En effet, la presque totalité d’entre eux
sont maintenant atteints par l’épidémie: l’Espagne et l’Allemagne,
pour parler de deux grands États ayant toujours nié être touchés, ont
identifié leurs premiers cas en novembre 2000. Une crise politique s’en
est suivie dans ce dernier pays, qui, jusqu’alors, s’était
constamment opposé à une interdiction des farines carnées dans
l’alimentation des porcs et des volailles, et avait même, sous prétexte
de conditions de fabrication supérieures à celles des autres pays de
l’Union européenne, refusé de «sécuriser» ses farines en excluant
de leur composition les éléments dits «à risque» (cadavres et abats
à haut risque infectieux). Pour la majorité des experts européens des
maladies à prions, l’Allemagne s’exposait ainsi au risque majeur du
recyclage de l’agent de l’ESB dans les circuits de l’alimentation
animale et humaine, avertissement qu’elle rejetait du revers de la main. En
regard des nouveaux éléments ayant fait leur apparition dans le paysage
épidémiologique européen concernant l’ESB, voyons quelles furent,
jusqu’à maintenant, les principales mesures sanitaires édictées par
les autorités nationales et les institutions communautaires pour sortir
de la crise. RÉACTION
DES AUTORITÉS NATIONALES ET DES INSTITUTIONS COMMUNAUTAIRES La
crise ayant refait surface dans ce pays avec une acuité particulière,
c’est de la France que sont venues les premières mesures. Dans un
contexte de cohabitation qui prend de plus en plus l’allure d’une
lutte larvée en vue de l’élection présidentielle du printemps 2002,
le premier ministre Jospin, répondant à l’appel adressé par le
président Chirac en vue de l’adoption de mesures énergiques,
annonçait, le 14 novembre dernier, un nouveau dispositif gouvernemental
de lutte contre l’extension de la maladie de la vache folle. Outre la
poursuite du retrait des tissus à risque de la chaîne alimentaire, qui
s’est traduite, dès le début du mois de décembre, par
l’interdiction à la vente au détail des viandes bovines au contact de
tissus vertébraux (T-bones et côtes à l’os), dès lors que les
animaux dont elles sont issues sont âgés de plus de douze mois, la
mesure la plus spectaculaire du nouveau dispositif gouvernemental
consiste, au nom du principe de précaution, en un moratoire concernant
l’utilisation des farines animales dans l’alimentation des porcs, des
volailles et des animaux domestiques. La France rejoignait ainsi la
Grande-Bretagne (décembre 1994) et le Portugal dans cette prohibition. Le
moratoire était accompagné d’une mesure complémentaire suspendant
l’importation de farines animales et des aliments du bétail en
comprenant. Paradoxalement,
cette mesure sanitaire a généré de nouvelles inquiétudes dans les
autres États de l’Union. C’est ainsi que, le 17 novembre, de manière
à répondre aux revendications de ses éleveurs de bovins, le conseil des
ministres italien prohibait l’importation de viandes bovines françaises
et de bovins vivants adultes. Le coup était dur à encaisser pour la
France, l’Italie représentant plus de la moitié de ses exportations de
viandes bovines. L’Espagne, l’Autriche et le Portugal décrétèrent
un embargo analogue. Le lendemain de l’annonce du nouveau dispositif
français, le gouvernement du chancelier Gerhard Schröder avait,
pour sa part, proscrit l’utilisation des farines animales françaises en
Allemagne. Karl-Heinz Funke, alors ministre de l’agriculture de
ce gouvernement, tirait profit de l’annonce de cette mesure pour réitérer
sa confiance dans la sécurité du système de fabrication des farines
carnées ayant cours en Allemagne depuis 65 ans. La
Commission européenne désapprouva l’interdiction des farines animales
décrétée par la France, de même que par l’Italie lors de son conseil
des ministres du 17 novembre. Elle estimait, à cet égard, qu’aucun
fondement scientifique n’incitait à aller dans le sens de cette
prohibition. Selon la
Commission, les experts scientifiques étaient d’accord sur le fait
qu’il n’y a pas de transmission de l’ESB aux porcs et aux volailles
par l’intermédiaire des farines carnées. Le commissaire David Byrne,
chargé de la santé et de la sécurité des consommateurs, regrettait
ainsi une mesure unilatérale qui fut prise, de l’avis de la Commission,
dans la précipitation et sans justification évidente. Pour le
commissaire, il était alors hors de question que la Commission propose au
Conseil agricole européen la généralisation de l’interdiction
des farines carnées sur l’ensemble du territoire de l’Union européenne,
à moins que les comités scientifiques chargés de la conseiller ne la
lui recommandent. La
Commission était tout de même placée dans une situation délicate,
puisque le Parlement européen, par une résolution votée le 16
novembre, demandait d’étendre à l’ensemble de l’Union européenne
l’interdiction décrétée par la France, l’Italie et les autres pays.
La Commission, élargissant son programme de dépistage qui, au départ,
se bornait à la mise en œuvre de quelques dizaines de milliers de tests
pour l’ensemble de l’Union européenne, recommanda néanmoins au
Conseil agricole européen une systématisation des tests sur les bovins
dits «risque», c’est-à-dire retrouvés morts, ayant dû être abattus
d’urgence, accidentés, ayant été malades, ou encore présentant des
symptômes neurologiques. Du
côté des États de l’Union, face à la France et aux autres États
privilégiant, à ce chapitre, le principe de précaution
(Grande-Bretagne, Espagne, Portugal, Italie et Belgique), un certain
nombre de pays (Allemagne, Pays-Bas, Finlande, Suède et Autriche), peu ou
pas touchés par l’ESB, étaient hostiles à la généralisation de
l’interdiction des farines carnées, mesure qu’ils jugeaient à la
fois démagogique, injustifiée scientifiquement et lourde de retombées
économiques. Cette interdiction, quoique soutenue par une résolution du
Parlement européen, avait donc peu de chance d’être approuvée par le
prochain Conseil agricole européen. C’est ainsi qu’à la réunion du
20 novembre, dont l’objet était d’encadrer, au niveau communautaire,
d’une part les décisions d’interdiction des farines carnées,
d’autre part les mesures d’embargo qu’elles avaient provoquées dans
plusieurs États de l’Union européenne à l’égard principalement des
viandes bovines françaises, le Conseil décida uniquement, comme le
proposait la Commission, d’étendre à tous les bovins à risque le
programme communautaire de dépistage de la maladie de la vache folle. La
stratégie retenue repose sur deux programmes de dépistage: le premier,
mis en œuvre depuis le 1er janvier 2001, porte sur les animaux
à risque de plus de trente mois. Ce seuil a été retenu parce que, chez
les animaux plus jeunes, la maladie n’a pas suffisamment évolué pour
qu’il y ait possibilité de la dépister, et qu’en outre, à cet âge,
même si les animaux sont contaminés, ils ne peuvent transmettre la
maladie. Le programme suivant, censé débuter le 1er juillet
2001, englobera l’ensemble des animaux de plus de trente mois. La
plupart des ministres européens de l’agriculture ne désiraient pas
entendre parler, à ce stade, d’une généralisation de l’interdiction
des farines carnées dans l’alimentation des porcs et des volailles. En
particulier, le ministre allemand Funke, s’exprimant avec beaucoup
d’aplomb, faisait valoir que les farines étaient produites dans son
pays selon une méthode parfaitement sûre. Le ministre clamait que
l’Allemagne stérilisait et chauffait à haute température ses farines
animales depuis des décennies, alors que la France ne le faisait que
depuis 1998. Quelques
jours plus tard, le paysage épidémiologique européen concernant l’ESB
se modifiait radicalement, avec l’ajout de l’Espagne et de
l’Allemagne sur la liste des pays officiellement touchés. Le 22
novembre, Madrid, après une longue période de déni, annonçait ainsi le
dépistage de deux cas d’ESB. De son côté, l’Allemagne indiquait,
deux jours plus tard, qu’elle avait identifié deux cas d’ESB chez des
bovins nés en Allemagne. En réaction, le gouvernement du chancelier Schröder
prépara immédiatement un décret d’interdiction totale des farines
carnées dans l’alimentation animale. Ces farines étaient bannies de
l’alimentation bovine depuis 1994, mais, comme c’était le cas en
France jusqu’aux mesures arrêtées en novembre, autorisées pour
l’alimentation des porcs et des volailles. Ainsi, l’Allemagne qui,
depuis 1996, s’opposait à la politique préventive préconisée par
certains pays, au premier rang desquels la France, se rangeait subitement
du côté de ceux-ci. La situation se retournait de manière inattendue en
faveur de l’Hexagone, qui, désormais, ne serait plus isolée au Conseil
agricole européen dans sa croisade pour l’adoption de mesures de précaution. Tout
comme l’Allemagne, la Commission européenne et le Conseil des ministres
de l’agriculture firent alors volte-face. La voie conduisant à ce
retournement fut tracée par une recommandation des experts du Comité
scientifique directeur (CSD) de l’Union européenne qui, le 29
novembre, réuni à la demande du Conseil agricole du 20 novembre, préconisait,
dans le but de réduire le risque de contamination, l’interdiction
temporaire et totale des farines carnées sur l’ensemble du territoire
l’Union européenne. La Commission endossa immédiatement cette
recommandation. Pour justifier cet important virage, le Commissaire Byrne
énuméra l’apparition de cas d’ESB en Allemagne et en Espagne, le
manque de fiabilité des contrôles dans certains États membres, les
mesures unilatérales édictées par certains États membres (en tête
desquels la France), l’avis rendu par le CSD, et enfin la dégradation
spectaculaire de la confiance des consommateurs. La condamnation des
mesures unilatérales visait aussi l’embargo décrété par l’Espagne,
l’Italie, l’Autriche et le Portugal contre les viandes bovines françaises. Le
4 décembre suivant, les ministres européens de l’agriculture, réunis
en Conseil extraordinaire, avalisant la recommandation de la
Commission, interdirent l’utilisation des farines carnées dans
l’alimentation animale pour au moins six mois. Dans le but de redonner
confiance aux consommateurs, les ministres décidèrent en outre, alors
qu’ils étaient, hier encore, réticents à le faire, d’élargir la
liste des abats à risque dénommés («matériaux à risque spécifié»
ou MRS), c’est-à-dire devant obligatoirement être écartés de la chaîne
alimentaire, pour y inclure la totalité des intestins de tous les bovins.
Ils endossèrent, au surplus, une autre mesure préconisée par la
Commission afin de rassurer les consommateurs et stabiliser le marché de
la viande bovine, c’est-à-dire l’achat et la destruction des bovins
de plus de trente mois non testés à partir du 1er juillet
2001. Ce
survol des principales mesures sanitaires adoptées jusqu’à maintenant
par les autorités nationales, mais surtout par le Conseil des ministres
de l’agriculture, au fur et à mesure du développement de cette troisième
crise de la vache folle, nous conduit à tirer certains enseignements,
d’abord sur le plan du caractère anachronique du mode de production sur
lequel repose encore la PAC, puis au regard des difficultés, dans le
contexte politique actuel, à mettre en œuvre les réformes nécessaires
pour que celle-ci prenne en compte non plus seulement les intérêts des
agriculteurs, mais aussi ceux des consommateurs. LES
ENSEIGNEMENTS DE CETTE CRISE Il
aura donc fallu attendre que la crise de la vache folle s’étende à
presque l’ensemble de l’Union européenne, et notamment à l’Espagne
et à l’Allemagne, pour que le Conseil agricole européen adopte
d’importantes mesures de protection des consommateurs et de régulation
du marché de la viande bovine. Le fait qu’un grand pays comme
l’Allemagne n’ait pas, avant novembre 2000, officiellement été touché
par l’épidémie avait ainsi empêché l’adoption, depuis 1996, de
telles mesures, comme le remarque, avec une pointe de reproche, le
ministre français de l’agriculture, Jean Glavany, dans une
entrevue accordée au Monde au début du mois de janvier
dernier. Les intérêts nationaux, en réalité ceux des divers
intervenants de la filière bovine, ont donc reçu, dans un premier temps,
la priorité sur ceux des consommateurs de viande bovine, en dépit des
dangers pesant sur la santé de ces derniers. L’Allemagne, qui dénonçait
comme injustifiée et précipitée la mesure française d’interdiction
des farines carnées dans l’ensemble de l’alimentation animale, a donc
attendu que ses intérêts soient touchés pour appuyer l’Hexagone et
permettre l’extension de cette mesure d’abord à son territoire, puis
à celui de l’ensemble de l’Union européenne. Il
n’y a pas lieu de s’étonner que le Conseil agricole européen, composé
des ministres de l’agriculture de chacun des États de l’Union, ait
d’abord agi dans un sens qui favorise les intérêts des intervenants
nationaux de la filière bovine, même si les traités fondateurs lui
imposent l’obligation, somme toute théorique, de prendre également en
compte les intérêts de l’Union dans son ensemble, par conséquent ceux
des consommateurs. La protection et la promotion de ces derniers revient
toutefois au premier chef à la Commission, institution d’intégration
par excellence de l’Union européenne, à qui il revient d’agir en
pleine indépendance et dans l’intérêt général de l’Union. Son rôle
étonne néanmoins dans toute cette affaire.
Même si, en matière de politique agricole, question éminemment
politique et qui a divisé l’Union plus d’une fois dans le passé, le
pouvoir décisionnel revient au Conseil des ministres, il reste que la
Commission, chargée de lui faire des recommandations en cette matière, a
semblé moduler celles-ci plus en fonction des intérêts des intervenants
de la filière bovine qu’en regard de ceux des consommateurs. La
Commission a en fait semblé agir comme si elle ne constituait qu’une émanation
du Conseil, et ce dans une importante affaire de santé publique qui
aurait nécessité qu’elle aille au-delà de l’étroitesse des intérêts
des différents intervenants de la filière bovine. Elle a paru, en fait,
à la remorque des États membres, alors que son rôle lui impose d’en
être affranchie. La
Commission a paru, en fait, Par
ailleurs, au vu des mesures d’embargo édictées par les États membres,
la Commission aurait également dû affirmer son rôle avec plus de détermination.
En cette matière de protection sanitaire face à l’épidémie de la
vache folle, la Commission a ainsi semblé gérer la crise sans vision
d’ensemble, avec un pragmatisme qui mine le rôle qu’elle est censée
jouer au niveau de l’appareil institutionnel de l’Union européenne. Déjà,
au début de 1996, lorsque l’Union européenne avait interdit
l’exportation de viande bovine anglaise, la Commission avait révélé
son incapacité à gérer une crise de cette ampleur et à organiser, en
temps utile, une évaluation scientifique véritablement indépendante. À
cet égard, l’on est aussi en droit de s’interroger sur le caractère
réellement indépendant des avis rendus par les experts des comités (CVP
et CSD) chargés de conseiller le Conseil et la Commission, leurs opinions
donnant également l’impression d’être modulées en fonction de l’évolution
non pas des connaissances scientifiques mais plutôt des intérêts
nationaux. En
vérité, tant le Conseil que la Commission ont, jusqu’à une époque récente,
paru dépassé par la situation, ne saisissant l’ampleur véritable de
la crise que graduellement, au fur et à mesure de son développement.
Heureusement, l’évolution plus récente qu’a connu le dossier de la
vache folle semble démontrer que la Commission, du moins, a finalement
saisi toute la portée de cette épidémie animale et humaine. Le
commissaire en charge de la santé et de la sécurité des consommateurs,
David Byrne, a ainsi évoqué, le 23 janvier dernier, devant la commission
agricole du Parlement européen, la nécessité d’adopter des mesures
encore plus draconiennes que celles prises lors du Conseil agricole du 4 décembre
2000, n’écartant plus l’hypothèse d’un élargissement des tests de
dépistage aux animaux âgés de moins de trente mois. Cette extension des
tests serait d’autant plus sage que l’on vient de faire la découverte
des premiers cas d’ESB chez des bovins âgés de moins de trente mois.
Le commissaire a, d’autre part, annoncé que la Commission suivrait la
recommandation des experts du CSD de l’Union européenne, qui considèrent
que les viandes bovines au contact de tissus vertébraux (T-bones et côtes
à l’os) ne devraient plus être commercialisées dès lors que les
animaux dont elles sont issues sont âgés de plus de douze mois. Cette
mesure, mise en œuvre par la France au début de décembre dernier, avait
été contestée par la Commission, qui n’y voyait alors aucune
justification sanitaire. Cette évolution est de bon augure pour la suite
du dossier de la vache folle: elle démontre que la Commission, même si
elle le fait tardivement, retrouve son véritable rôle, c’est-à-dire
celui de promouvoir les intérêts de l’Union dans son ensemble, et au
premier chef ceux des consommateurs. À sa réunion du 29 janvier dernier,
le Conseil agricole européen a d’ailleurs entériné cette
recommandation. C’est,
en outre, sur la recommandation de la Commission que le Conseil européen
de Nice (chefs d’État ou de gouvernement), tenu du 7 au 11 décembre
dernier, affirmant la nécessité de mettre en œuvre rapidement et complètement
les principes introduits dans le traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997
qui préconisent un haut niveau de protection de la santé humaine dans la
définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de
l’Union, a décidé la création d’une Autorité alimentaire européenne,
qu’il souhaite opérationnelle dès le début de 2002. Les
propos qu’a tenus le commissaire à l’agriculture, Franz Fischler,
devant la même commission du Parlement européen, sont toutefois encore
plus révélateurs de la compréhension nouvelle des véritables enjeux de
la crise de la vache folle de la part de la Commission européenne. M.
Fischler, quoiqu’il ait par la suite édulcoré ses propos dans un
entretien accordé au Monde, a ainsi estimé qu’il était nécessaire
d’appliquer une réforme encore plus approfondie de la politique
agricole commune que celle décidée au Conseil européen de Berlin
en mars 1999 dans le cadre de l’Agenda 2000, de manière cette
fois à promouvoir la qualité des produits alimentaires et non plus
seulement l’efficacité de leur système de production. L’enseignement
principal que l’on peut tirer du dossier de la vache folle est contenu
dans ces propos du commissaire Fischler. Cette affaire révèle en effet
la nécessité de mettre en chantier une autre réforme en profondeur de
la PAC, mais d’une nature autre que celle décidée en mars 1999 pour la
période 2000-2006. C’est ainsi qu’au sein de l’Union, les critiques
se font de plus en plus nombreuses, et notamment du côté du chancelier
Schröder, pour dénoncer la «pensée unique» de l’agriculture européenne,
fondée sur le productivisme. Ce principe, qui sous-tend la PAC depuis son
instauration dans les années soixante à l’initiative de la France,
n’est aujourd’hui plus de mise. La
course au rendement était justifiée à l’époque: elle visait
l’objectif stratégique d’accroître la productivité de
l’agriculture pour garantir la sécurité des approvisionnements, de façon
à ne plus être dépendant de l’étranger en cette matière, tout en
procurant un niveau de vie acceptable pour la population agricole. Les résultats
ont dépassé toute attente: en moins de vingt ans, la Communauté européenne
est passée d’une situation de dépendance vis-à-vis du reste du monde,
à celle de puissance exportatrice. Cette course effrénée au rendement a
cependant conduit à de graves abus, dont les dommages à
l’environnement ne sont pas les moindres.
Plus récemment, la crise de la vache folle a mis crûment en lumière
ceux causés à la santé publique, déjà révélés auparavant, mais de
façon moins dramatique (poulets à la dioxine, aux hormones, notamment). Cette
affaire révèle la nécessité de mettre en chantier En
ce sens, la crise de la vache folle démontre à l’évidence qu’il est
maintenant devenu nécessaire de réformer à nouveau la PAC en
profondeur, cette fois de façon à conjuguer tant les intérêts des
consommateurs que ceux des agriculteurs. Les États de l’Union européenne
feront-ils preuve du courage politique requis pour engager une telle réforme?
L’Allemagne, du moins, semble avoir tiré les leçons de la crise de la
vache folle, et demande, en conséquence, une réforme qualitative de la
PAC. Malgré le nouveau credo «consumériste» de Gerhard Schröder, tel
qu’illustré par la nomination, en janvier dernier, d’une ministre
Verte de l’agriculture, bien des obstacles restent à franchir, les
moindres n’étant pas les résistances des syndicats de producteurs,
dont l’efficacité des moyens de pression a maintes fois été démontrée
dans le passé. De
façon à mettre en chantier cette réforme, il faudrait, à tout le
moins, une impulsion commune de la France et de l’Allemagne, dont les
initiatives conjointes ont, par le passé, donné l'élan aux avancées de
la construction européenne. Les relations entre les deux États
traversent malheureusement une période difficile. Les reproches à peine
voilés adressés aux Allemands par Jean Glavany, dans l’entretien
accordé au quotidien Le Monde au début du mois de janvier
dernier, les accusant d’avoir bloqué l’adoption, depuis 1996, au
Conseil agricole européen, de mesures sanitaires susceptibles d’enrayer
l’épidémie de l’ESB, ne sont pas pour arranger les choses. Ils révèlent
le malaise qui règne actuellement dans les relations franco-allemandes,
et soulignent, en filigrane, que le moteur franco-allemand, vecteur
essentiel de relance de la construction européenne, déjà mis à mal
lors du Conseil européen de Nice de décembre dernier, est véritablement
en panne. Les
relations franco-allemandes risquent, en outre, de pâtir des énormes
conséquences financières de la crise de la vache folle, la question étant
de savoir si l’Allemagne, principal «contributeur net» au budget de
l’Union européenne, acceptera d’augmenter sa participation financière
à celui-ci. Elle a, en tout
cas, formulé un non catégorique lors du Conseil agricole européen du 26
février dernier, attitude qui a conduit une nouvelle fois M. Glavany à
lui reprocher, à mots couverts, son manque de solidarité communautaire.
Au demeurant, la France se demande si les invitations que l’Allemagne
lui adresse depuis quelques semaines en vue d’une réforme «qualitative»
de la PAC, ne cacheraient pas, en réalité, une diminution déguisée des
énormes crédits qui lui sont accordés, ce qui aurait pour effet de
modifier les perspectives financières agréées à Berlin en mars 1999.
Aussi se montre-t-elle réticente. Plus
généralement, l’on est en droit de se demander si, dans la perspective
d’échéances électorales importantes pour les deux pays, la volonté
politique des chefs d’État et de gouvernement peut raisonnablement
s’inscrire dans le sens d’une réforme de la PAC susceptible de mécontenter
sérieusement une puissante frange de l’électorat? À bien y regarder,
l’on s’aperçoit que l’heure serait plutôt au statu quo. NOTO:
La documentation ayant servi à la rédaction de cet article provient,
pour l’essentiel, du dossier constitué par le quotidien Le Monde
(www.lemonde.fr). sur L’Europe
et la vache folle. |