Fédéralisme,
identité et mondialisation
par Louis Balthazar
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Il
y a deux ans, le 20 août 1998, la Cour
suprême du Canada émettait un des avis les plus retentissants de son
histoire. En réponse aux questions posées par le gouvernement fédéral
dans le contexte d’un renvoi relatif à la sécession du Québec, la
Cour opinait qu’une éventuelle et très hypothétique déclaration
unilatérale d’indépendance du Québec n’était conforme ni à la
Constitution canadienne, ni aux principes du droit international.
Voilà qui faisait bien l’affaire d’un gouvernement désormais
engagé à rendre difficile sinon impossible l’accession du Québec à
une forme de souveraineté limitée, qui seule pourrait recueillir un jour
l’appui majoritaire de la population québécoise. On
craignait bien qu’une telle réponse, dans sa cruelle simplicité, serve
indirectement la cause de la souveraineté, car elle pouvait facilement être
interprétée comme un déni du droit à l’autodétermination fièrement
proclamé par tous les gouvernements québécois depuis quarante ans. Pour
écarter cette réaction, les juges ont fait preuve d’une grande
sagesse, voire d’une certaine habileté politique. Ils ont rédigé leur
avis de manière à ce que les souverainistes eux-mêmes y trouvent de
quoi se réjouir. Dans le cas d’une majorité claire à l’issue d’un
référendum portant sur une question non moins claire, l’avis de la
Cour établit l’obligation des gouvernements fédéral et provinciaux de
négocier, validant ainsi le principe de la divisibilité du Canada. Les
leaders souverainistes avaient toujours insisté sur la nécessité de négociations
«civilisées» dans le cas d’une victoire référendaire. Ils ont donc
trouvé dans l’avis de quoi rassurer une population inquiète à
l’occasion d’une future campagne référendaire. Ils pouvaient aussi
se conforter de l’opinion de la Cour quant à un recours possible au
droit international dans le cas d’une évidente mauvaise volonté de la
partie canadienne. Il est bien vrai, cependant, que le Parlement
fédéral est venu compliquer les choses en se réservant le droit
d’interpréter ce que serait une question et une majorité claires avec
la terrible et pas très claire loi C-20. LE
PRINCIPE DU FÉDÉRALISME : UNE
MAJORITÉ DANS UNE PROVINCE DONNÉE Même
les partisans du fédéralisme renouvelé, ces éternels oubliés qui
pourtant représentent la majorité de la population québécoise (tous
les sondages en font foi), ont pu trouver une source d’espoir et de réconfort
dans l’arrêt de la Cour qui comporte une longue dissertation sur la
nature du fédéralisme canadien. Les médias, toujours friands de
confronter les positions les plus radicales et de polariser les Québécois
en deux camps opposés, ont fort peu insisté sur cet aspect, au demeurant
fort pertinent, de l’avis juridique. Les
juges se sont appliqués à définir ce qu’ils appellent «le principe
du fédéralisme», un principe qui est propre au Canada et qui ne
s’applique guère à d’autres constitutions fédérales, notamment
celle des États-Unis. «Le principe
du fédéralisme, selon l’article
59 de l’avis, facilite la poursuite d’objectifs collectifs par des
minorités culturelles et linguistiques qui constituent la majorité dans
une province donnée.» Voilà qui rend bien compte, pour l’essentiel, de la révolution tranquille du Québec qui a suscité
une nouvelle prise de conscience d’une majorité francophone en
territoire québécois. C’est de là que part le «maîtres chez nous»
de la campagne électorale de 1962, c’est
encore de là que s’enclenchent toutes les politiques de consolidation
d’un réseau de communication québécois, d’un réseau
d’institutions proprement québécoises,
d’un maillage de nos forces économiques et de l’avènement
d’une nouvelle classe de gens d’affaires québécois. C’est à
partir de ce principe que Jean Lesage a pu déclarer en 1964 : «Le Québec est l’expression politique du Canada
français.» Au
cas où les lecteurs de l’avis n’auraient pas pensé à cette interprétation,
les juges se font explicites en enchaînant :
«C’est le cas au Québec, où la majorité de la population est
francophone et qui possède une culture distincte.» Tiens, tiens, une «culture distincte»,
cela semble toujours valide pour les juges de la Cour suprême
d’un pays où on n’en a que pour une grande culture dite «canadienne»
et où le nationalisme du gouvernement fédéral occulte systématiquement
le caractère distinct de la culture québécoise.
Les francophones québécois sont donc justifiés par la Cour
d’afffirmer leur majorité et de réclamer à cette fin leur propre
autonomie. Les
juges poursuivent d’une manière encore plus explicite :
«Ce n’est pas le simple
fruit du hasard. La réalité sociale et démographique du Québec
explique son existence comme entité politique et constitue, en fait, une
des raisons essentielles de la création d’une structure fédérale pour
l’union canadienne en 1867.» Voilà qui légitimise la continuelle aspiration du Québec
à un fort degré d’autonomie en raison de son caractère distinct. Voilà
qui ennoblit l’éternelle revendication québécoise à une certaine
souveraineté dans les sphères de sa compétence en vertu de la
Constitution. L’entité politique que constitue le Québec est à ce
point essentielle qu’on ne saurait concevoir le Canada moderne sans
elle, sans cette volonté d’autonomie qui est à l’origine de la fédération
canadienne. Et dire qu’on a tendance à décrire les affrontements
qu’engendre ce principe face à un gouvernement fédéral usurpateur
comme de stériles querelles de clochers, comme des «chicanes» inutiles
! Dans
la mesure où le Québec représente la planche de salut d’une société
vraiment francophone en Amérique du Nord,
son aspiration à l’autonomie à l’intérieur de l’union
canadienne est un phénomène proprement existentiel. C’est notre oxygène
que nous revendiquons, non pas quelque privilège, quelque faveur, quelque
concession de la part du gouvernement du Canada. Cette volonté
d’existence collective, cette insistance pour conserver l’héritage de
la révolution tranquille qui est bien plus qu’un certain modèle québécois
qui serait discutable, cette synergie des effectifs québécois est plus nécessaire
que jamais à l’heure de la mondialisation. IDENTITÉ
COLLECTIVE ET MONDIALISATION Contrairement
à ce que plusieurs mondialistes affirment,
ce qu’ils appellent péjorativement «le repli identaire»
n’est pas une réaction négative face au grand courant d’intégration
économique et d’échanges multipliés à l’échelle de la planète.
Bien au contraire. La consolidation de certains ensembles nationaux, régionaux,
locaux est un phénomène propre à la mondialisation elle-même. C’est
en raison même de notre volonté d’agir au plan international que nous
croyons nécessaire de nous organiser, de nous constituer en réseaux
locaux, d’affirmer notre existence collective. L’identité collective
est la base même d’une action internationale. Ainsi, ce n’est pas un
hasard que les plus ardents défenseurs des grands ensembles soient en même
temps ceux qui revendiquent une forte autonomie locale. Ce sont les
Catalans, les Écossais, les Flamands qui appuient le plus fortement les
progrès de l’Union européenne, comme ce sont les Québécois qui ont
favorisé les accords le libre-échange nord-américains et qui
aujourd’hui appellent de leurs vœux l’intégration économique des
deux Amériques. La
Cour suprême du Canada nous a donc autorisés à nous concevoir comme
entité politique distincte à l’intérieur de l’union canadienne, et
cela en raison même de l’affirmation d’une majorité linguistique et
culturelle proprement québécoise. De là à concevoir le fédéralisme
canadien comme une organisation asymétrique, il n’y a qu’un pas qui
devrait pouvoir être franchi. Les autres Canadiens nous permettront-ils
de le franchir? C’est là une autre question qui est loin d’être résolue. |