AFFAIRES EUROPÉENNES

La candidature de la Turquie pose le problème des frontières extérieures de l'Union européenne

par Benoît Lapointe, avocat
lapointe.ben@qc.aira.com

M. Valéry Giscard d'Estaing, président de la Convention sur l'avenir de l'Europe (la Convention), dont la mission principale consiste à préparer un projet de Constitution pour l'Union européenne élargie, a récemment levé, avec éclat, un lourd tabou concernant l'avenir de l'Union européenne.

Ce n'est pas la première fois qu'il provoque de la sorte un débat. Il avait ainsi proposé, au début de juillet 1999, dans un entretien au Monde, de réduire le mandat du président de la République française de sept à cinq ans. Sa recommandation avait par la suite rapidement fait son chemin, pour finalement se retrouver inscrite dans la Constitution française.

Cette fois, l'ancien président français (1974-1981), au moment où l'Union est sur le point d'accueillir dix nouveaux membres au printemps 2004, pose brutalement la question des frontières extérieures de l'Union. Il l'a fait encore une fois devant des journalistes, le 7 novembre dernier, à propos de la candidature de la Turquie comme membre de l'Union européenne. Son avis sur l'adhésion éventuelle de la Turquie est net et tranchant : «Je donne mon opinion : c'est la fin de l'Union européenne!»

Son constat est motivé, d'abord par des observations concernant la Turquie elle-même, puis - et c'est ce qui importe pour notre propos - par des considérations sur la manière de préserver l'essence de l'Union européenne.

LA QUESTION TURQUE

En ce qui concerne la candidature de la Turquie, M. Giscard d'Estaing estime que l'on ne saurait y faire droit. Pour lui, la Turquie n'est pas un pays européen : Sa capitale n'est pas en Europe, elle a 95% de sa population hors d'Europe, ce n'est pas un pays européen. À son avis, l'Union ne doit pas être élargie à des États qui, comme la Turquie, ont une autre culture, une autre approche des choses, un autre mode de vie que ceux qui caractérisent les pays que la géographie situe traditionnellement dans le continent européen. M. Giscard d'Estaing ne mentionne cependant pas, comme motif de rejet de la candidature de la Turquie, la religion (l'Islam) pratiquée par la très grande majorité de la population turque.

Il relève aussi que la Turquie, en raison de son dynamisme démographique (elle compte aujourd'hui environ 64 millions d'habitants), deviendrait à terme l'État le plus peuplé de l'Union, alors que, paradoxalement, il n'est même pas situé dans le continent européen. Il estime, d'autre part, que les Quinze ne se sont pas engagés lorsqu'ils ont accordé à la Turquie, sur la base des mêmes critères que ceux applicables aux États d'Europe centrale et orientale (critères de Copenhague), un statut de pays candidat lors du Conseil européen d'Helsinki tenu en décembre 1999.

LA PRÉSERVATION DE L'ESSENCE DE L'UNION EUROPÉENNE

Les propos du président de la Convention vont bien au-delà du bien-fondé de la candidature turque. Aussi considère-t-il que la question de l'élargissement hors d'Europe est cruciale, qu'il s'agit d'un problème de fond dont, malheureusement, on n'a pas encore sérieusement discuté. Cette situation est déplorable, car, à son avis, la préservation de l'essence même de l'Union européenne est mise en cause par la perspective d'un élargissement inconsidéré. En ce sens, M. Giscard d'Estaing prédit que l'entrée de la Turquie au sein de l'Union européenne entraînera une multitude de candidatures de pays limitrophes, dynamique qui en viendrait à ruiner l'essence même de l'Union : [L]e lendemain du jour où on ouvrira des négociations avec la Turquie, vous aurez une demande marocaine [d'adhésion à l'Union]. Dès lors que l'on sort du continent, souligne-t-il, pourquoi sortir du continent à l'est et ne pas sortir à l'ouest?. À son avis, l'Union, plutôt que de s'élargir à outrance, doit travailler à l'élaboration d'une organisation régionale de l'Europe et du Proche-Orient, qui serait un espace de sécurité politique et économique, mais dont la nature serait celle d'une grande zone de libre-échange. Il s'agit cependant là d'un tout autre projet que celui de l'Union européenne, dont l'essence consiste en une intégration économique et politique. C'est pourquoi M. Giscard d'Estaing insiste sur le fait que les travaux de la Convention ont pour base une Europe à 25 plus 2, à savoir les dix pays qui vont faire leur entrée en 2004, ainsi que la Roumanie et la Bulgarie, dont l'arrivée est prévue pour 2007. Plutôt qu'une adhésion des pays limitrophes, M. Giscard d'Estaing prône conséquemment des liens de partenariat et de coopération.

Faisant, par ailleurs, clairement allusion à la Grande-Bretagne, M. Giscard d'Estaing constate que ceux qui ont le plus poussé à l'élargissement en direction de la Turquie sont les adversaires de l'Union européenne. Selon lui, ces États ont raisonné de la manière suivante : «[O]n va rendre le système fragile, et donc on ira vers une espèce de zone de libre-échange commune à l'Europe et au Proche-Orient». Ils se sont dit «avec un tel système, on est tranquilles, parce que l'intégration s'arrête». Ce n'est pas du tout le projet de l'Union européenne. »

UNE QUESTION CRUCIALE MAIS TABOUE

Le problème des frontières extérieures de l'Union peut sembler avoir été soulevé par M. Giscard d'Estaing à un moment inopportun, à savoir peu avant la tenue du Conseil européen de Copenhague (12 et 13 décembre 2002), qui a officiellement entériné l'adhésion des dix nouveaux membres de l'Union, et quelques jours après les élections du 3 novembre dernier, remportées par les islamistes modérés et proeuropéens (AKP) de M. Recep Tayyip Erdogan. La sortie du président de la Convention a néanmoins le mérite de souligner l'importance et l'urgence du règlement de cette question, que les Quinze ne se sont étonnamment pas encore posée, refusant de le faire notamment, semble-t-il, par crainte de donner ainsi l'impression de rejeter à l'avance certaines candidatures potentielles.

La question des frontières externes est, en effet, capitale, dans la mesure où nombre d'États situés hors de ce que la cartographie désigne comme le continent européen, frappent aux portes de l'Union ou le feront dans un proche avenir. Mais les Quinze continuent de l'éluder. Le mandat confié à la Convention ne comprend d'ailleurs pas ce point délicat, dont M. Giscard d'Estaing voit bien l'aspect déterminant pour la pérennité du projet de traité que prépare la Convention et, partant, pour l'avenir même de l'Union.

L'on doit pourtant constater que les nombreuses prises de position qui ont suivi les propos de M. Giscard d'Estaing ont eu pour résultat de lancer officieusement le débat sur la question des frontières externes de l'Union, discussion que les Quinze ne pourront longtemps éviter au niveau officiel. Aussi peut-on dire que la sortie effectuée par le président de la Convention a déjà marqué son but.

UN CHOC DE CIVILISATIONS?

Certains ont tenté de placer la controverse autour de la candidature de la Turquie en termes de religion, c'est-à-dire au fait que l'Union, naguère qualifiée par l'ex-chancelier Kohl de club chrétien, ne se remettrait pas du choc culturel occasionné par l'entrée de pays majoritairement composés de musulmans. C'est toutefois bien mal poser le problème, notamment en raison du fait que les États de l'Union comptent en leur sein un nombre grandissant de musulmans, sans parler des personnes qui sont adeptes d'une autre confession religieuse ou ne s'en réclament d'aucune. Aussi peut-on de moins en moins parler de l'Union comme formant un «club chrétien». C'est d'ailleurs pourquoi la Convention se refuse à inscrire une référence à l'héritage (judéo-)chrétien de l'Europe dans son projet de Constitution, comme le lui demande ardemment le pape Jean Paul II.

Les religions majoritaires des différents États membres de l'Union européenne, en particulier leur rattachement à la chrétienté, ne constituent en somme qu'un aspect, parmi d'autres, des nombreuses différences de civilisation qui distinguent les pays dits «européens» de leurs voisins, dissemblances qui paraissent malgré tout de plus en plus importantes au fur et à mesure que l'on s'éloigne du continent. Il serait donc inapproprié de se fonder sur ces disparités pour dégager le critère principal servant à démarquer la future frontière externe de l'Union : elles n'expliquent pas, en effet, le fondement de cette délimitation, et qui réside en ceci qu'une extension continue de l'Union à de nouveaux membres ne fera que diluer de plus en plus sa raison d'être, soit l'intégration, tant économique que politique. C'est pourquoi l'Union doit impérativement s'atteler à la tâche de délimiter ses frontières externes, même si le résultat final de l'entreprise fera pousser les hauts cris aux États qui se retrouveront en dehors du cadre frontalier ainsi tracé.

UN PARTENARIAT RENFORCÉ AVEC LES ÉTATS LIMITROPHES

En procédant de la sorte, l'Union doit cependant éviter de transmettre aux États limitrophes le message qu'elle entend se fermer sur elle-même. Bien au contraire. Dans un même mouvement, l'Union doit aussi concevoir la création d'une sorte de «partenariat renforcé» ou d'«association privilégiée» avec les États qui se retrouveront en dehors de ses frontières. En se fondant sur sa stratégie actuelle dite de «préadhésion», l'Union pourrait ainsi tisser des liens économiques et politiques suffisamment étroits avec ses voisins, de façon à permettre notamment aux moins nantis d'entre eux d'atteindre un plus haut degré de développement économique et démocratique. Une telle démarche pourrait donc contribuer à rendre moins aigu le problème de l'immigration, clandestine ou non, en Europe, dont l'une des causes principales réside dans les carences des pays d'origine des migrants sur les plans du développement économique et démocratique.

Il n'est jamais bon de faire l'économie de questions fondamentales. Ce l'est encore moins pour l'Union européenne, qui se trouve à une période charnière de son développement avec l'arrivée, le 1er mai 2004, de dix nouveaux membres. M. Giscard d'Estaing sait bien que le projet de traité qu'il soumettra aux chefs d'État et de gouvernement de l'Union deviendra vite obsolète si celle-ci continue de s'étendre sans cesse à de nouveaux membres. Pour que les résultat des travaux de la Convention qu'il préside ne deviennent pas rapidement périmés, il est donc indispensable que l'Union définisse précisément le cadre frontalier à l'intérieur duquel elle entend opérer. Sans y voir là un signe de fermeture, il convient plutôt d'y déceler tout simplement une marque de réalisme : la préservation de l'essence de l'Union passe obligatoirement par la délimitation de ses frontières externes.

L'entreprise est pressante, car, déjà, le défi de concilier, à l'intérieur même de l'Union, les intérêts des membres désireux de progresser ou non sur la voie de l'intégration politique et économique, est devenu immense. Avec l'arrivée des dix nouveaux membres, l'opération deviendra colossale. De là la nécessité, maintes fois évoquée, de créer, parmi les membres les plus fédéralistes de l'Union, un «noyau dur», une «avant-garde», des «coopérations renforcées», ou autres procédés, quoique certains soulignent l'impossibilité pratique pour l'Union de pouvoir fonctionner selon un tel mode. Mais il s'agit là d'une autre question, elle aussi déterminante pour l'avenir de l'Union.

Il convient d'éviter dès maintenant l'accroissement des difficultés qui entravent le développement de la construction européenne. M. Giscard d'Estaing, par sa sortie médiatique, a décidé de parler haut et fort. Les chefs d'État et de gouvernement de l'Union, au-delà du problème posé par la candidature de la Turquie, en partie résolu au Conseil européen de Copenhague, n'ont d'autre choix que d'entendre son appel. Ils doivent par conséquent délimiter les frontières extérieures de l'Union, et, en parallèle, concevoir la création, avec les pays susceptibles de figurer en dehors du cadre ainsi tracé, d'une forme de partenariat qui irait au-delà de l'association, mais se situerait néanmoins en deçà de l'adhésion. La pression créée par les demandes d'adhésion répétées les forcera d'ailleurs tôt au tard à agir. C'est pourquoi M. Romano Prodi, président de la Commission, a emboîté le pas à M. Giscard d'Estaing, en déclarant, à l'issue du Conseil européen de Copenhague, qu'il fallait «lancer un vrai débat sur les frontières de l'Europe et nos relations avec nos futurs voisins».

Dans certaines circonstances, il devient un devoir, pour les personnalités, de profiter des tribunes qui leur sont offertes pour poser les vraies questions. En rappelant les Quinze à leurs responsabilités, M. Giscard d'Estaing a fait ainsi œuvre utile. Il reste à espérer que son initiative connaîtra le même succès que celui qu'a connu sa proposition relative au raccourcissement du mandat du président de la République française.


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Commerce Monde #33